Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
Allen planton et courrier. Bowler surpris de découvrir dans la caisse d’Allen une vingtaine de volumes. « Tu as lu tout ça ? » Il prenait les livres un à un, sifflant en découvrant Crime et Châtiments. « Ça aussi ! » Allen qui avait confiance, qui parlait tout à coup sans pouvoir retenir les mots : « Quand je l’ai lu, celui-là, je suis comme tombé malade, disait-il. Je ne pouvais plus faire mon service, rien. Je n’entendais pas, je ne parlais plus, je me trompais d’heure, ni nuit ni jour. Un écrivain comme lui…» Bowler l’avait interrompu. « Toi, tu écris déjà, non ? » Un échange de regards. Allen prenait dans sa cantine son cahier. Nouveau regard. « Dis-moi, murmurait Allen, lis et dis-moi. »
Il était sorti s’asseoir contre un mur dans la cour, ne rentrant qu’à la nuit, trouvant le cahier posé sur son lit et ces mots écrits au crayon au-dessous du titre. « Tu as le don et tu ne sais pas jouer. Mais je crois qu’on n’apprend à jouer qu’en jouant. Alors joue. »
Allen se couchait en riant seul, construisait déjà le roman d’un jeune écrivain qui apprend son métier, ligne après ligne.
Quand il revoyait Bowler le lendemain matin, un clin d’œil d’Allen. Bowler faisait mine de lui envoyer un coup de poing à l’estomac. « Dostoïevski », disait-il. « Première classe Dostoïevski. » Ils riaient tous deux en se colletant.
Mois qui se substituaient au jour et à la nuit : Allen, après l’appel du soir, s’accroupissait près de son lit. Le cahier ouvert sur ses genoux, une bougie fichée dans une boîte de conserve, il écrivait. Mémoire ouverte par les mots : Jim, la blanchisserie Petersen, la chambre de cette femme, le docteur Allenby, chaque moment passé trouvait sa place. Allen osait parler du père et de la mère, contraint souvent de s’interrompre. Mots effacés par les larmes, phrase brisée par l’émotion. Mais l’élan était le plus fort. Eux aussi, père, mère, les mots leur donnaient vie.
L’aube venait, les corvées, le lieutenant Bell, la part bruyante et désordonnée du monde. Allen effleurait la journée en somnolant, dans l’attente. Il refusait de sortir malgré l’insistance de Bowler. Il lui semblait qu’il n’avait pas encore le droit de paraître au milieu des autres. Il accompagnait Bowler jusqu’au poste de garde, revenait lentement, traversant la cour rouge du crépuscule. Un jour, il surgirait, glorieux comme un vainqueur.
Les mots, sa bataille.
Il quitta la marine à la fin de l’année 20. Bowler rentrait à Boston. « S’il te faut un manager, disait-il, pense à moi, Dostoïevski ! »
Accolade sur le quai de la gare de San Francisco. La prime de libération et deux ans de solde dans la poche d’Allen, des cahiers pleins, des livres. Allen loua une chambre dans le quartier italien, acheta une machine à écrire qu’il plaça devant la fenêtre sur une table blanche. Feuilles nues posées en tas à droite de la machine, une cafetière et un bol à gauche, la rue devant soi, le charreton d’Antonio chargé de fruits et de légumes, les cris des gosses. Go Allen, go boy !
Apprendre à jouer en jouant.
Allen commença à quitter le territoire de sa mémoire, à gagner celui du regard. Quand il avait le dos ankylosé à force d’avoir frappé sur les touches, il s’asseyait sur le large bord de la fenêtre, les mains croisées autour des genoux. Mama Caterina, la Sicilienne qui préparait à Allen ses repas et le café, qui nettoyait sa chambre, hurlait depuis la rue, lui faisait signe qu’il allait tomber, que Dieu saurait qu’elle l’avait dit, qu’Allen était fou. Chaleur du soleil réfléchie par la façade de l’autre côté de la rue qui engourdissait déjà Allen, chaleur des cris de Mama Caterina, odeurs d’oignon frit : Allen, pour la première fois, pensait qu’il pouvait vivre ainsi, toujours.
Quand le soleil disparaissait, Allen quittait la fenêtre, recommençait à écrire deux ou trois heures, puis laissant la feuille sur la machine, il descendait en courant les escaliers, se lançait dans la ville. Il marchait vers les quartiers de marins, s’installait au comptoir d’un bar, demandait des coquillages et une bière, écoutait. Peu à peu, il lui sembla qu’il devenait capable d’être les autres. Une voix, celle de ce pêcheur, aiguë, son visage, sa peau grêlée, quelques mots « sur le parc à huîtres, bordel, quand j’ai vu Jack, et tu le
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