Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
connais…» des gestes pour accompagner chaque phrase. Allen regardait avec avidité, reconstituait la vie de ce pêcheur, était ce pêcheur.
Il rentrait en flânant, il exagérait la démarche oscillante des marins, la voix entendue dans le bar.
Souvent Mama Caterina était encore levée, la porte de sa cuisine ouverte, une couverture posée sur la table elle repassait des chemises pour ses locataires. « Café, Monsieur Allen ? » Il s’adossait à la porte cependant qu’elle lui versait une tasse de café brûlant, qu’elle murmurait : « Moi aussi, mais une petite goutte. » Allen buvait lentement, la regardait, suscitait d’une question « comment ça va, Mama Caterina ? » ses confidences. « Dio, Dio, comment voulez-vous que j’aille avec ma vie. » Elle racontait une nouvelle fois le voyage : « C’était pas comme maintenant, heureusement on était tous jeunes, mais le froid, il nous a pris au milieu de l’Océan, on chantait et on dansait sur le pont pour se réchauffer, seulement quand il y a eu ces vagues…»
Émigrants, exilés.
De Mama Caterina, Allen Roy Gallway se souvenait alors qu’il voyait, marchant vers la proue, vers les cabines de 3 e classe du Providence, Boris et Evguenia Spasskaief qui quittaient Hambourg pour New York.
Mama Caterina partie de Naples, « quand ? » l’interrogeait Allen dans sa cuisine. Elle avait recommencé à repasser.
— Moi, disait-elle, les années, je ne sais pas, mon père et ma mère étaient là, ça je le sais et tous mes frères, maintenant il n’y a plus que Giusè et moi de vivants.
Elle se versait une nouvelle fois du café, « un fond de tasse », disait-elle.
Mama Caterina, Allen l’avait trouvée morte un matin dans le lit. Les mains croisées sur le drap blanc, un chapelet entre les doigts, les cheveux formant deux longues tresses grises de part et d’autre du visage, les yeux clos, petite fille allongée au bout du chemin. Allen avait veillé Mama Caterina et l’avait conduite seule au cimetière, payant les frais de l’enterrement.
De retour chez lui, il s’arrêta un instant devant la porte fermée de Mama Caterina. Il s’était assis devant sa machine. Au milieu d’une page il écrivit « LE CHEMIN DE MAMA CATERINA ». Trois jours à frapper avec pour seule interruption quelques heures de sommeil, se lever parfois, faire quelques pas, boire du lait, penser aux phrases à venir. Texte à peine relu, texte qui devait naître, pour que Mama Caterina vive encore.
Allen avait envoyé son récit à Richard Bowler avec ces seules phrases : « Peut-être ai-je un peu appris à jouer maintenant. Si tu le crois, essaye de faire publier ça. »
Ne plus penser à Mama Caterina. Un mois à brûler les derniers dollars de la solde et de la prime. Bière, filles. Un engagement sur le S.S . Providence New York-Southampton-Hambourg. Et avant d’embarquer, un coup de téléphone à Bowler. L’empêcher de parler d’abord pour éviter qu’il ne dise « tu ne sais toujours pas jouer, Allen » et peut-être « tu as perdu le don ». Mais Bowler criait :
— Tais-toi, Dosto ! Ta petite fille, ta Caterina, O.K . c’est fait. Trente dollars.
— Je pars demain.
Tout ce qu’Allen pouvait dire.
Puis Allen avait franchi en courant la passerelle du paquebot Providence.
5
L’AUTRE CÔTÉ DE L’OCÉAN
1934
Peu nombreux étaient ceux qui se souvenaient du premier texte publié d’Allen Roy Gallway. Il avait paru dans le numéro du mois de décembre 1923 d’un mensuel de la côte Est, le Boston Literature Guide sous le titre de Le chemin de Mama Caterina. Une courte notice présentait l’auteur et le texte et expliquait le choix de la rédaction. « Il est rare que nous publiions des auteurs inconnus, pouvait-on lire. Notre but n’est pas de découvrir de nouveaux talents – il existe de nombreuses revues pour cela – mais d’offrir à nos lecteurs les meilleurs textes d’écrivains confirmés. Allen Roy Gallway – l’auteur de la longue nouvelle qui ouvre ce numéro – est pourtant un débutant. Mais ce jeune écrivain de moins de vingt-quatre ans – il est né à San Francisco le 1 er janvier 1900 – nous paraît s’imposer dès les premiers mots par sa force, sa singularité et sa sobriété. »
Le Boston Literature Guide avait disparu en décembre 1933, dix ans exactement après la parution du Chemin de Mama Caterina. Le dernier numéro était d’ailleurs symbolique, ne
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