Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
communiste du Sud, celle qui tenait les collines de Kwangsi.
— Oui, disait Giulio, tout est extrême ici, le courage, la haine.
Giulio Bertolini s’était voûté, avait encore maigri. Il ressemblait à un lettré chinois, paraissait parler de très loin, en s’inclinant, comme s’il n’était que le porte-parole désincarné de vérités qu’il se contentait de transmettre sans y mêler ses propres sentiments.
— Je peux, disait-il, vous faire connaître une autre Chine, mais il vous faudra attendre ici, peut-être plusieurs semaines, des relais à toucher, des précautions à prendre…
Allen séjourna donc à Shanghai, dans la concession internationale, se rendant souvent auprès de Giulio Bertolini. Ils s’asseyaient dans une salle de classe de la mission. De la fenêtre, Allen apercevait les grilles de la Concession internationale, la foule qui s’y pressait chaque jour, cherchant à obtenir le droit d’y pénétrer. Il entendait les cris des coolies, les ordres rauques des policiers anglais ou chinois.
— La Concession, disait Bertolini, paradoxale. L’image seule, le symbole de notre puissance la protège. Il suffirait que les Chinois le veuillent pour que nous soyons balayés. Mais ils ont peur, et certains ont intérêt à ce que nous demeurions là, comme une île.
Parfois, quand le père Bertolini avait un mouvement des épaules pour se redresser, qu’il faisait quelques pas plus rapides jusqu’à la fenêtre pour demander d’une voix aiguë aux enfants qui criaient d’avoir à s’écarter, Allen ressentait une émotion, comme si ces gestes lui en rappelaient d’autres, et il cherchait un instant dans quelles zones profondes de son passé, il avait pu connaître un homme qui ressemblât au père Bertolini. Et Giulio, alors qu’il racontait à Allen l’un de ces moments de la vie chinoise – ces jours de 1927, quand dans les rues de Shanghai il avait vu les cadavres entassés comme des chiffons et les policiers britanniques revolver au poing, qui les dénombraient et parfois achevaient un blessé – Giulio s’interrompait. Le visage d’Allen Roy Gallway prenait une expression de terreur et d’indignation enfantines et il semblait à Giulio Bertolini qu’il avait déjà croisé ce regard.
Mais pour Allen Roy Gallway et Giulio Bertolini ces intuitions étaient si brèves qu’ils les oubliaient aussitôt.
Tant qu’ils se côtoyèrent, ni l’un ni l’autre ne surent qu’ils s’étaient déjà rencontrés, que Giulio avait pris Allen par la main et l’avait reconduit jusqu’à chez lui, après l’accident dans lequel avait péri Jim Gallway. Mais dès qu’ils se séparèrent, quand l’un et l’autre voulurent évoquer leurs dialogues, Allen parce que c’était son métier, qu’il devait pour le Herald dessiner le portrait de Giulio Bertolini, expliquer sans le compromettre comment ce père jésuite l’avait conduit jusqu’à un chef de bande communiste, Lee Lou Ching, qui réussissait à maintenir une petite armée, non loin de Shanghai ; Giulio parce qu’il tenait son journal et que, quand le temps lui en était laissé, qu’un épisode était clos – ainsi après le départ de Allen pour les États-Unis – il voulait en noter l’essentiel, ce qu’il appelait la leçon morale et divine ; quand Giulio et Allen commencèrent ainsi à écrire, à ordonner leurs souvenirs et leurs émotions, ils se reconnurent.
« Cet écrivain américain, notait Giulio dans son journal, ce qui m’a touché en lui, c’est l’enfant qu’il est demeuré, un enfant dont je devinais qu’il avait été blessé au plus intime de lui. » Cette phrase tout à coup comme un voile soulevé, la certitude qu’Allen était cet enfant des quais de San Francisco dont le frère était mort, la similitude des regards. Giulio alors s’agenouillait à même le sol, dans la salle de classe, priait. Il vivait le mystère, ce double mouvement du destin, toujours, comme le rythme même de sa vie, les êtres lui étaient donnés, les rencontres ménagées, mais il en était privé, ou il ne percevait qu’après, le sens des événements qu’orientait Dieu.
Il priait pour Allen et Lee, pour Dolorès et Serge, cette constellation d’êtres dont les trajectoires se croisaient en lui.
Le détour pour Allen fut long. Il présenta d’abord dans deux articles Lee Lou Ching, leur rencontre dans un chantier de fouilles archéologiques. Il ne donnait pas de précision sur les lieux. Lee
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