Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
Lou Ching semblait avoir surgi de l’ombre d’une galerie, les yeux si vifs qu’Allen écrivait qu’ils paraissaient être ceux d’un drogué. Mais la parole de Lee était claire et ferme.
Le crâne rasé, une fine moustache tombant de chaque côté des lèvres, une barbe frisée couvrant son menton, il avait longuement expliqué les causes et les buts du combat des communistes chinois. « Paysan, disait-il et Allen retranscrivait ses phrases prononcées dans un anglais parfait, je l’ai été, mon père l’était, c’est aux paysans de changer la Chine, nous leur montrons le chemin et ils nous enseignent comment y marcher. » Allen avait écrit en conclusion de son article. « Lee Lou Ching m’est apparu dans la pénombre de la galerie, au milieu des vestiges de la Chine millénaire, comme le visage d’une Chine neuve dont aucune force ne pourra empêcher la venue. Après mon long séjour à Shanghai au milieu de la corruption urbaine, ma rencontre avec Lee Lou Ching m’a fait découvrir les hommes justes de la Chine…»
« Excessif, sentimental », avait dit Mervin, mais Schuller s’était opposé à ce que le Herald coupe la conclusion d’Allen. « Si vous voulez l’interview de Lee, il faut tout passer, la conclusion et aussi le papier sur le jésuite. »
En l’écrivant, Allen s’était souvenu. Il était déjà sur le bateau qui de Shanghai à Yokohama essuya une forte tempête, les portes de la salle à manger ouvertes à plusieurs reprises par les vagues qui déferlaient. Allen était contraint d’écrire à la main, et peut-être ce retour à des gestes presque oubliés et cette nécessité de former des lettres comme au temps de l’enfance le conduisirent-ils jusqu’à cet homme vêtu de noir, qu’ils avaient Jim et lui bousculé sur les quais de San Francisco et qui plus tard, Jim couché à terre, avait surgi, reconduisant Allen jusqu’à chez lui.
Certitude qu’il s’agissait du même homme, que l’Océan n’avait été entre eux que l’épaisseur du temps écoulé. Allen imaginait tout le parcours, ce labyrinthe de près d’un quart de siècle, les vies de l’un et l’autre si différentes, et nouées à nouveau, sans qu’ils en prennent conscience. Bertolini avait-il deviné maintenant ? Allen commença à lui écrire, tomba malade, comme s’il se révoltait contre ces coïncidences romanesques qui faisaient irruption dans la réalité et demeuraient irréelles puisqu’elles n’étaient perçues qu’après, au moment où il était trop tard pour en éprouver l’intensité brutale.
Quand il débarqua à San Francisco, Allen avait décidé de renoncer à écrire à Giulio Bertolini. Était-il sûr d’ailleurs que tout cela fût vrai ? Il aurait fallu croire à tant de hasards que leur succession fût devenue un ordre préétabli, un destin écrit. Et Allen refusait cette hypothèse.
Il se confia à Bowler.
— Tu es romancier jusqu’au bout des ongles, disait Bowler. C’en est fatigant, pour tout le monde et pour toi d’abord.
Ils se rencontraient 7 Bedford Street pour la première fois depuis des mois.
— Je plaisante, reprenait Bowler. Je viens de parler comme un imbécile. Au fond – il se levait, allait jusqu’à Allen, s’appuyait à lui, fraternel – est-ce que la réalité existe plus ou moins que le roman ? Vivre, c’est déjà imaginer qu’on vit, non ? Et quand on n’imagine plus, on meurt.
— Roman, murmura Allen, je préfère avoir tout imaginé. Sinon…
Bowler haussa les épaules.
— Sinon quoi ? Des routes déjà tracées, cela ne change rien puisqu’on les ignore.
Allen avait du mal à expliquer ce qu’il éprouvait. Passage trop brutal d’un monde à l’autre, les foules si différentes, à Shanghai, à New York.
— Et Tina Deutcher ? demanda-t-il après un silence.
— Séparée de Mackievicz. Disparue. L’Europe avec je ne sais qui, pour je ne sais quel projet. Demande à Malcolm, elle écrit peut-être un livre pour lui.
Allen s’imposait plusieurs jours d’indifférence. Il avait rencontré Malcolm, Mervin, Schuller. Mervin était satisfait, « la rédaction et les lecteurs en redemandent », disait-il.
— Si je repartais, répondait Allen en riant, l’Europe ? Je n’en connais que les ports et seulement deux ou trois.
Mervin tendait sa main, prenait Schuller à témoin.
Nouvel océan, d’un bleu plus rude.
De Hambourg, Allen gagnait Berlin par le train, s’installait à
Weitere Kostenlose Bücher