Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
Kostia mesura brusquement combien ce récit des jours d’octobre 17 n’était pour Marek qu’une fable. Il ajouta simplement :
— Je vais essayer de te trouver des souliers, des vêtements, du pain et un toit.
Qui pouvait imaginer, quinze ans après octobre, ce gosse démuni, abandonné, fuyant sa terre dévastée ?
Anna Spasskaia lava le visage de Marek dans la petite cuisine de l’appartement qu’elle partageait avec deux autres couples. Une chambre chacun. Kostia était assis, regardant sa nièce, ce ventre en forme de poire qu’ont les femmes enceintes le dernier mois.
Anna chuchotait tout en coiffant Marek :
— Là, là, tu vois, tu te sens mieux, n’est-ce pas ? – elle jetait un coup d’œil à Kostia – tu vas rester ici, avec moi, on se serrera, tu verras, et quand celui-là – elle tapotait son ventre – naîtra, tu auras un petit frère.
— Machkine ? demanda Kostia.
Anna baissa la tête d’abord, puis elle s’appuya à l’évier, regardant Kostia droit dans les yeux.
— Aurais-tu cru cela, commença-t-elle, si quelqu’un nous l’avait dit, nous lui aurions craché au visage, défaitistes, bourgeois, tsaristes, interventionnistes, voilà ce que nous lui aurions crié.
Kostia détourna la tête.
— Scories, dit-il. Dix ans, vingt ans, pour faire naître un monde, rien, il faut que des vies passent, eux sauront si nous avons eu raison, eux – il avait attiré Marek contre lui – peut-être seulement leur fils ou leur petit-fils, reprit-il.
Anna haussa les épaules.
— Rêve, rêve, dit-elle.
Voix amère qui blessait Kostia Loubanski.
— Machkine ? demandait-il encore.
— Qu’est-ce que tu crois ?
Si différente Anna Spasskaia comme une eau vive prise par le gel, brutalement, en une nuit et cette goutte est devenue une aspérité coupante.
— Ils sont allés le chercher à l’usine, disait-elle, les mêmes, ceux qui avaient arrêté mon père – elle s’interrompait, prenait Marek sur ses genoux, baissait la voix comme pour rendre anodin ce qu’elle allait dire – je l’ai su par les ouvriers, ils l’ont emmené. Je suis allée au N.K.V.D . « Trotskiste, conspirateur, m’ont-ils dit, saboteur. »
Elle faisait une moue de dégoût, disait, sarcastique :
— Saboteur Machkine, trotskiste – elle se penchait vers Marek – tu sais ce qu’est un trotskiste, Marek ? Un loup, une bête sauvage.
— Où est-il ? demanda Kostia.
— Trouve-le, dit Anna.
Elle se levait, prenait Marek par la main.
— Je vais te montrer ta maison, disait-elle.
Elle ne regardait pas Kostia en passant près de lui mais il la saisissait aux épaules. Elle lui faisait face puis, tout à coup, elle se laissait aller, sanglotait cependant qu’il l’entraînait dans sa chambre.
— Anna, Anna, murmurait-il, ce sont les mauvais jours, tu vas avoir un enfant de Machkine.
Tout en pleurant, elle répétait :
— Les mauvais jours dureront, pour nous, pour eux…
Kostia la forçait à le regarder, l’asseyait sur le lit.
— Toi, disait-il, toi, tu désespères, avec tout ce que tu as donné.
— Justement, justement.
Elle s’allongeait tenant son ventre, elle attirait Marek contre elle.
— Viens, petit garçon, viens que je te raconte. J’apprends la musique aux enfants, tu vas devenir mon élève, tu sais chanter ? Tu chantais chez toi ?
Anna commença à fredonner mais Marek lui mit la main sur la bouche et se mit à chanter d’une voix grave un air monotone, comme peut l’être le vent :
Mama m’a dit ne m’oublie pas
Je t’ai donné le premier lait
Mama m’a dit tu t’en iras
Soldat viendra qui te prendra.
Anna embrassa Marek :
— Tu ne l’as pas oubliée, chuchota-t-elle, et tu ne l’oublieras jamais.
Il se blottit la tête dans les seins d’Anna Spasskaia.
La chanson de Marek, ancienne comme l’herbe, elle était dans la tête de Kostia Loubanski quand, à l’usine Ogirov, il essayait de comprendre pourquoi on avait arrêté Machkine, désorganisé la production.
— À Dnieprosk, nous manquons de fer pour couler le ciment, hurlait-il dans le bureau des ingénieurs, ici qu’est-ce que vous savez faire ? Vous emprisonnez les camarades, mais vous êtes devenus fous !
Personne ne répondit à Kostia Loubanski. Les ouvriers un instant rassemblés derrière les parois vitrées du bureau se dispersèrent, les ingénieurs sortirent l’un après l’autre cependant que Loubanski criait :
— Camarades,
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