Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
mais nous avons besoin de votre acier.
Deux hommes seulement restèrent en face de lui. L’un d’eux, les mains enfoncées dans sa vareuse de cuir, fit un pas vers Loubanski.
— Tu vas t’expliquer, n’est-ce pas camarade ?
Kostia accepta de les suivre. Il connaissait le bâtiment de l’avenue de la Sadovaia, l’ancien siège de la Guépéou devenu celui du N.K.V.D . Il s’assit lourdement dans la pièce où on l’avait fait entrer. Il s’attendait à être interrogé longuement. Au contraire, l’officier qui entrait lui tendait la main.
— Camarade, comment pouvait-on savoir ? Tu as été abusé. Machkine ?
Il présentait un dossier à Kostia. « Des preuves accablantes, continuait-il. Tu verras toi-même, des liens avec tous les groupes hostiles au parti. Pourquoi ? L’ambition ? Sait-on ce qui se passe dans la tête d’un homme ? »
Il offrait à Kostia une cigarette, lui parlait du barrage de Dnieprosk, du travail communiste.
— Bien sûr, pour l’acier, nous t’aiderons et pour ta nièce, Anna Spasskaia, aussi…
Kostia n’osa pas retourner chez Anna. Elle n’aurait point voulu admettre la culpabilité de Machkine. Il lui écrivit un mot de Moscou, puis reprit le train pour Dnieprosk, et là, dans le wagon, cependant que le convoi traversait la plaine couverte d’une mince couche de neige qui sous le ciel bas paraissait grise, Kostia se souvenant de l’incendie des moissons, de Marek, des visages des hommes du N.K.V.D . et des hauts fonctionnaires qu’il avait vus à Moscou, tous semblables, la même expression de lâcheté et d’assurance, la même lourdeur des traits, comprit que le dossier Machkine était un faux, que la révolution tout entière était embourbée, qu’elle avait brûlé en vain leur vie.
À Dnieprosk, il s’enfonça dans le travail. Ce barrage, ces turbines, ce ciment qu’on coulait malgré la neige, voilà ce qui resterait en dépit de tout à Marek, au fils d’Anna et de Machkine, à la Russie.
Le soir, la dernière réunion achevée, il marchait au bord du fleuve en amont du barrage là où les eaux freinées par les digues s’assagissent. Il avait cru, avant octobre 17, qu’il fallait, pour changer les hommes, bouleverser l’ordre des choses. Et si, au contraire, tout devait être mesure, s’il fallait que les eaux demeurent calmes pour qu’aucune vie ne s’y noie ? Si, si, si…
Parfois Kostia restait de longs instants immobile cependant que le froid le saisissait. La tentation si grande d’entrer dans cette ondulation noire de l’eau où se dissoudraient sa vie et l’histoire des hommes ? Puis il se remettait à marcher, imaginait ces camarades qui, en Europe, comme des taupes fouissant le sol, continuaient de donner leur vie pour une idée, David Wiesel, d’autres qui affrontaient l’ennemi.
Car il y avait un ennemi vêtu de noir. En Pologne, en Italie, en Allemagne.
Kostia fit un long séjour à Moscou au milieu de l’hiver 1931. Il vit les camarades du Komintern, des anciens de 19 qui, comme on se bat le dos à l’abîme, tentaient encore de propager la révolution à l’Ouest puisqu’elle était gangrenée ici. Il obtint qu’on le nommât à Berlin, à l’ambassade, chargé de maintenir les liaisons, de recruter des agents.
« La guerre vient, Loubanski », disait le général Berzine, l’un de ceux qui réorganisaient le service de renseignement. « Il faut être prêt si nous voulons sauver ce qui aura été construit malgré tout. »
Les murs du barrage de Dnieprosk.
Avant de partir pour Berlin, Kostia revit Anna à Leningrad.
— Disparu, Machkine, racontait Anna, disparu, effacé. Elle faisait chauffer le thé sur le poêle dans sa chambre.
De temps à autre, elle regardait son fils qui, assis sur une veste de fourrure, jouait avec des bouts de papier. Marek lisait devant la fenêtre. Kostia, d’un mouvement du menton, interrogeait silencieusement Anna au sujet de l’enfant.
— Marek, dit-elle – elle souriait – ma joie, nous sommes bien tous les deux, nous nous occupons d’Ivan, deux petits hommes et une femme. N’est-ce pas, Marek ?
Elle versait le thé.
— S’ils nous laissent vivre comme ça, reprit-elle, ce sera bien.
Elle tendit la tasse à Kostia. Marek avait cessé de lire et les regardait. Anna ajouta d’une voix plus basse :
— Mais qui peut dire ce qu’ils feront ? Qui ?
Kostia but d’un seul trait le thé brûlant. Il ne pouvait plus rassurer
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