Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
de la situation. Il veut éviter dans cette période charnière les incidents. L’expulsion de l’écrivain américain Allen Roy Gallway est un avertissement donné aux observateurs étrangers en Allemagne : peindre la réalité du régime nazi sous les jours les plus sombres – l’article d’Allen Roy Gallway intitulé Black Berlin était incontestablement excessif et partisan, sinon dans les informations du moins dans la manière dont elles étaient rapportées – ne sera pas toléré. Mais il n’y a eu aucun commentaire officiel de cette expulsion comme si l’on voulait ici la minimiser. Les journalistes étrangers et les milieux diplomatiques n’ont appris la décision du ministère de la Propagande du Reich qu’au moment où Gallway avait déjà franchi la frontière française.
L’attitude adoptée à l’égard de la pianiste franco-polonaise Sarah Berelovitz est de même très significative. Officiellement, le concert qu’elle devait donner a été annulé pour des raisons techniques. En fait tout le monde comprend ici que l’antisémitisme régnant ne pouvait tolérer un concert de Mademoiselle Sarah Berelovitz au Schiller Theater.
Cependant les apparences ont été respectées et aucune mesure vexatoire n’a été prise à l’encontre de Mademoiselle Berelovitz. Le gouvernement du Reich est trop soucieux en ce moment de ne pas envenimer les relations avec la France.
L’échec du putsch nazi en Autriche, le 25 juillet, après l’assassinat du Chancelier Dollfuss ne peut que renforcer cette ligne politique qui rencontre d’ailleurs le soutien de…»
Serge avait essayé de téléphoner à Berlin mais au Palast Hôtel on lui répondait que Mademoiselle Berelovitz avait déjà fait retirer ses bagages. Il n’aimait pas le ton méprisant des employés quand ils prononçaient « Berelovitz ».
Il obtint ensuite le premier secrétaire de l’ambassade de France, qui le rassura. Il avait vu Sarah Berelovitz, elle ne rentrerait pas directement à Paris, avait-elle précisé, mais profitait de l’annulation du concert pour se rendre quelques jours à Venise. Le diplomate avait eu cette conversation moins d’une heure avant l’appel de Serge. Sarah devait déjà rouler vers le Brenner.
Mais l’inquiétude de Serge ne s’était pas dissipée. Elle imprégnait chaque instant de la journée. Il convoquait sa secrétaire, dans le bureau qu’il occupait au cinquième étage du Quai d’Orsay dominant ainsi l’esplanade des Invalides. Il commençait à dicter son rapport sur les échanges culturels franco-américains, s’interrompait, regardait Mademoiselle Fajon, échangeait quelques mots sur le temps lourd, pluvieux, la renvoyait, soulevait le store de tissu jauni. Malaise que le départ de Sarah et les événements de Berlin aggravaient, mais malaise venu de plus loin et qui ne cesserait pas quand Serge recevrait une lettre de Venise, quand il saurait que Sarah serait bientôt de retour.
Malaise depuis la mort du père ; le calme pourtant avec lequel Serge avait accueilli la nouvelle à la fin décembre 1935. Un homme de quatre-vingt-trois ans doit mourir, n’est-ce pas ? Et tous déjà, ceux que Serge avait rencontrés dans le salon de la rue de Médicis, Masseron, Tournier, Rudin, Jacquet, disparus. Le père seul qui continuait de partir chaque matin, peu avant neuf heures, vers son laboratoire du Collège de France. Il était mort là-bas, la tête posée sur la table de marbre, la tempe droite s’y appuyant, la bouche à peine entrouverte et les yeux agrandis.
Depuis ce jour, sourdement, comme un travail de sape, ces petites questions insidieuses, ces temps d’arrêt et d’inattention dans la vie de Serge. Même avec Sarah, quai de Béthune, alors qu’elle lui parlait ou bien qu’ils étaient couchés l’un près de l’autre, ce murmure en lui, « pourquoi, quel est le sens ? pour qui ? »
Plusieurs fois, au plus intime de leurs relations, elle, repliée, la tête posée sur le bras droit, le poing fermé, la respiration courte, bruyante, lui, collé contre elle, caressant l’un de ses seins et de l’autre main, reconnaissant ses lèvres gonflées ; cette lucidité tout à coup, qui rejetait Serge au loin. Il continuait les gestes, mais Sarah se raidissait, le repoussait.
— Vous pensez à autre chose, disait-elle.
Elle remettait ses cheveux en place d’un mouvement brusque de la tête, elle allumait une cigarette. Elle fumait, la main gauche sous sa
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