Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
nuque.
Il refusait de lui avouer.
— Je vous assure, commençait-il.
Elle le fixait de ses yeux sans mensonge.
— Vous savez bien que j’ai raison. Expliquez-moi. Vous ne me faites pas confiance ?
Comment lui dire ce qu’il ne percevait pas lui-même clairement ? Des sensations nouvelles, presque une nausée devant ce qu’il avait longtemps fait avec enthousiasme. Le souvenir du père comme un lien qui, au moment où Serge s’élançait, le retenait. Pourquoi ce mouvement ? Ces missions, cette fébrile confrontation chaque jour d’hommes, d’idées et jamais le temps de répondre à ces questions que posait la mort du père : « Le sens de cela, de ma vie ? »
Il renvoyait mademoiselle Fajon, il restait seul dans son bureau, ignorait la sonnerie du téléphone, distrait par le mouvement des voitures sur l’esplanade et le changeant chaos du ciel. Il s’apercevait qu’à laisser ainsi un vide se creuser entre lui et ses activités, rien ne changeait, comme si les choses étaient entraînées d’elles-mêmes, et croire les modifier, une illusion qui permettait aux hommes d’oublier l’essentiel de leur vie.
Il rentrait à pied rue de Médicis ou rue de Tournon, longue promenade, perspective des avenues, temps donné pour mettre de l’ordre, essayer d’enchaîner les événements, depuis les souvenirs avec sa mère dans le Luxembourg, les vacances au Mas Cordelier à Cabris, Lea la première femme, Florence et ces rencontres avec Sarah, la lettre qu’il lui écrivait, et maintenant sa vie avec elle quai de Béthune.
Hasards ? Ou bien ligne continue, route dont on ignorait le sens ?
Chaque jour, Serge rendait visite à sa mère, seule rue de Médicis. Lucia Bertolini priait, se disputait avec les domestiques, faisait des réussites. Cartes retournées sur la table-échiquier, les pièces repoussées dans un angle, le jeu abandonné comme si à la logique du père succédait la magie.
— Tout est inscrit, disait Lucia, ton père avec sa science imaginait qu’il comprenait tout.
Serge fumait silencieusement. Sa mère s’exclamait, nommait les cartes « sept de pique », « roi de cœur ».
— Qu’est-ce que tu penses de tout cela, toi ?
Serge l’embrassait, ne pouvait répondre.
— Je ne sais pas maman, je ne sais pas.
Il reprenait sa promenade jusqu’au quai de Béthune. Dans l’escalier, Do l’attendait. Serge s’asseyait face à la Seine, le chat sautait sur ses épaules, s’allongeait appuyé à la nuque de Serge et au fauteuil.
Solitude.
Serge prenait une cigarette. Et comme un éclair que rien n’annonce, l’envie lui prenait de mourir. Mettre fin. Par lassitude et incompréhension, parce que depuis la mort du père, Serge avait le sentiment que peu à peu ses prises lâchaient. Malgré la joie que lui donnait Sarah, il glissait le long de la vie, sagement.
Heureusement, les choses, les fonctions qui l’agrippaient encore. Le téléphone qu’il ne pouvait pas toujours laisser sonner en vain, les rapports qu’il devait présenter, les mots à assembler et qui, le temps de la rédaction ou de la discussion, le protégeaient du malaise. Mais même alors, souvent la faille, le désir de s’interrompre, de dire : « Messieurs, je ne peux plus. Jouer selon vos règles m’a lassé », poursuivre cependant, l’habitude, les convenances ou bien, depuis février 1934, l’idée que, à sa place, on pouvait être utile, empêcher que ne survienne le pire, peut-être là, un sens à la vie.
Sarah, avec cette passion que depuis quelques années elle avait pour la politique, cette angoisse qui paraissait l’habiter, avait aidé Serge à prendre conscience de ce rôle qu’il pouvait tenir. Mais curieusement, depuis que la situation semblait grave à Serge, Sarah se taisait. Elle ne s’était pas indignée des émeutes du 6 février. Désarroi, étonnement de Serge, que le départ de Sarah en tournée accentua.
Il se réinstalla rue de Médicis, chez sa mère, avec un sentiment de dégoût pour lui-même, pour sa lâcheté, son incapacité à trancher les liens de son enfance. Mais rue de Tournon ou quai de Béthune, il était trop seul, alors que rue de Médicis sa mère le harcelait. À tout instant, elle pénétrait dans la chambre et le bureau qu’il avait aménagé côté cour. Elle l’irritait mais elle était vivante, pleine de passion encore. Elle jetait sur son lit un paquet ouvert « ton oncle, disait-elle, Giulio, moi je ne comprends
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