Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
cheminée, les rideaux tirés, Macha debout et souriante, la tasse de chocolat sur la table devant le fauteuil : Anna courut jusqu’à la servante, lui saisit les poignets :
— Macha, Macha, cria Anna, on a vu les soldats.
— Bojemoï, mon Dieu dit Macha en se signant.
— Je vais te raconter l’histoire, dit Evguenia.
Elle voulait que s’efface la peur, qu’Anna oublie le cortège noir, l’officier et les soldats. Elle fit asseoir Anna sur le fauteuil, approcha la tasse des lèvres de sa fille.
— Le cheval, dit Anna avant de commencer à boire.
— Le cheval avait peur, reprit Evguenia, mais c’était un gentil cheval, très doux, et il aurait été injuste qu’il fût dévoré par les loups qui sont cruels. Alors Dieu lui donna deux grandes ailes et quand les loups s’approchèrent, le cheval s’envola au-dessus des arbres, loin, loin.
— Elle s’endort, Madame, dit Macha.
La tête d’Anna retombait sur sa poitrine, les boucles couvraient ses yeux. Evguenia la portait sur le lit que Macha avait préparé, ouvrant les couvertures, bassinant les draps.
— Ils ont encore tiré ? demanda Macha à voix basse.
Evguenia la prit par le bras, l’éloignant du lit, et de toucher la peau blanche et fraîche de Macha la rassura. Tout rentrait dans l’ordre. Macha était près d’elle, avec son visage rond de paysanne, ses yeux légèrement bridés qui lui donnaient une physionomie singulière : d’abord on croyait à sa candeur. Elle portait ses cheveux blonds en tresses longues qu’elle rassemblait en chignon, parfois son visage s’empourprait comme ceux des paysannes naïves. Mais Macha avait un regard acéré, des yeux très longs et Evguenia imaginait qu’elle était rusée et fourbe. Qui sait, en ces époques de révolte, Macha leur reprochait-elle d’être ses maîtres et un jour elle les assassinerait, comme on tuait dans la cour du Kremlin, le Grand-Duc Serge. « Si tu veux nous quitter, disait alors Evguenia, si tu n’es pas bien, nous te paierons un an de gages, parce que nous te devons bien cela. » La famille de Macha, les Roubine, était au service des parents d’Evguenia depuis… qui pouvait dire ? Ils suivaient les Loubanski de Saint-Pétersbourg à la propriété d’Odessa et dès le jour de sa naissance on avait donné à Evguenia, Macha, de cinq ans son aînée.
— Mais je ne veux pas partir, disait Macha. Je suis avec vous.
Tant de tristesse dans la voix qu’Evguenia l’embrassait.
— Tu sais, mon manteau noir, celui bordé de fourrure de renard ? Tu le veux ?
Evguenia ouvrait l’armoire, prenait le manteau, le jetait sur le lit.
— Tiens, prends-le.
Macha le caressait laissant longuement ses doigts dans la fourrure, puis elle replaçait le manteau dans l’armoire. Elle regardait Evguenia avec des yeux rieurs.
— Pas aujourd’hui, il faut réfléchir. L’année prochaine. Madame m’a déjà donné…
Mais Evguenia un jour avait surpris Macha dans sa chambre, devant le miroir. Macha portait le manteau, elle avait posé sur ses tresses un chapeau et elle faisait glisser la voilette sur son visage, émue de se voir ainsi, belle et masquée, comme une riche. Evguenia avait préféré s’éloigner, sûre pourtant que Macha avait deviné sa présence. Depuis, demeurait entre elles ce soupçon qui les faisait l’une et l’autre s’observer.
— Aujourd’hui, dit Evguenia – elles étaient sorties sur la pointe des pieds de la chambre d’Anna – ce n’était pas un jour à promenade. J’ai été folle de vouloir aller chez mon père. Kostia n’est pas venu ?
Macha secoua la tête lentement. Evguenia imaginait parfois qu’entre son frère et Macha une liaison s’était nouée. Kostia, qui ne parlait que d’émancipation du peuple, d’égalité, de fin des privilèges, qui vivait dans une chambre d’ouvrier dans le quartier des usines, profitait toujours de la présence de Macha – Evguenia s’en souvenait maintenant – pour énoncer ses théories : « Le peuple…» Boris Spasskaief lui demandait d’un geste las de se taire. « Encore Serguei ! Encore ! Chante un autre refrain. Le peuple ? Quand nous aurons l’industrie de l’Allemagne, nous pourrons nous occuper du peuple. Mais que veux-tu lui donner ? Nous sommes en retard, et notre peuple est en retard, les moujiks…»
Kostia se levait, remettait sa casquette, boutonnait son manteau.
— Explique-moi alors, cher Boris, pourquoi toi tu vis si bien,
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