Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
commerçants avaient cloué des planches. Evguenia se pencha au-dehors, regardant en arrière vers la rue Sadovaia. Elle vit la traînée silencieuse et lente du cortège, où, bras levés, quelques étudiants agitaient des drapeaux, noirs ou rouges. La rue Sadovaia était trop éloignée déjà pour qu’Evguenia pût distinguer, au-dessus du moutonnement, la couleur de ces tissus sombres que le vent de la Neva froissait.
La voiture fut contrôlée plusieurs fois par des uhlans devant l’Amirauté ou l’Arc de Triomphe de Narva. Ils avaient allumé des feux sur la chaussée, ils tapaient du pied lourdement, les capuchons de leur capote ramenés sur leur nuque. D’autres, des cosaques, barraient l’allée qui bordait les grilles du Jardin Alexandre, là où dimanche, la foule prise sous les feux de salve, cernée, avait essayé de se réfugier, tentant de franchir les grilles. Et on disait que nombreux avaient été ceux qui étaient restés raidis, accrochés aux barres de métal, frappés dans le dos. Un officier, un mince collier de barbe cernant son visage de jeune homme, plaça son cheval à la hauteur de la voiture. Evguenia voyait le flanc de l’animal, les frissons qui froissaient la peau tachetée, la botte luisante de l’officier et l’éperon brillant, le sabre courbe. L’officier était penché vers Evguenia, saluant, la main portée à son bonnet de fourrure.
— Vous êtes bien imprudente, Madame, dit-il.
Il continuait de saluer, inspectant la voiture, Evguenia devina qu’il se demandait ce que cachait les couvertures où Anna s’était enfouie. Le froid, la fatigue, la peur aussi.
— Les rues ne sont pas sûres, reprenait-il, circuler dans une voiture sans escorte.
Evguenia se pencha vers sa fille.
— Anna ma douce.
Elle repoussa la couverture et l’officier sourit en apercevant Anna, dont les anglaises noires s’étaient défaites. Elle regardait l’officier comme si le personnage d’un rêve avait surgi devant elle, à l’instant du réveil. Evguenia l’embrassa.
— Tu dormais, dit-elle.
Anna fit oui sans quitter l’officier des yeux. Il riait.
— Je suis désolé, dit-il, je lui ai fait peur. Je vais demander à trois de mes hommes de vous accompagner.
Il se dressa sur ses étriers. Son visage était dissimulé par le toit de la voiture. Evguenia apercevait son corps, la large ceinture de cuir, l’étui à revolver, le sabre et le cheval tranché à l’encolure par le montant de la portière. Une silhouette de conte fantastique. Elle entendit la voix de l’officier qui hurlait son commandement, puis le galop des chevaux. De part et d’autre de la voiture, des soldats.
— Vous voilà rassurée, n’est-ce pas, Mademoiselle ? dit l’officier à Anna.
Puis tourné vers Evguenia, il salua à nouveau :
— Capitaine Comte Chouikov, du Régiment de la Garde Preobrajensky, pour vous servir, Madame.
Il cria encore à Wladimir : « Va, toi. » La voiture s’ébranla. Les chevaux des soldats se cabraient, le mors les forçant à ouvrir la bouche comme s’ils allaient crier de douleur.
— Bientôt, murmura Evguenia, bientôt chez nous.
Anna semblait figée puis elle se mit à trembler et à sangloter. Elle ne se calma qu’au moment où la voiture entrait dans la cour de la maison. Les soldats s’éloignèrent.
Evguenia sauta à terre, lui tendit les bras : « Viens colombe. » Anna lui entoura le cou, posant son visage contre le col de fourrure.
— Je vais te coucher, disait Evguenia en marchant, Macha te préparera un chocolat très chaud et te racontera l’histoire du cheval perdu.
Anna se blottissait frileusement : « Celui qui a des ailes ? » demanda-t-elle. « Oui, dit Evguania, il est dans la forêt tout seul, il a très peur parce qu’il entend les loups. » Anna se remit à trembler. Evguenia poussa du pied la porte, cria : « Macha, Macha, un chocolat bien noir, pour la petite colombe. »
Elle déposa Anna sur le sol, s’accroupit devant elle :
— Tu as les joues toutes blanches comme un oiseau qui est tombé dans la neige.
— Les loups, dit Anna, les loups, maman.
Evguenia déboutonnait le manteau de sa fille :
— Quand il entend les loups, le cheval a très peur, il veut galoper mais les loups courent plus vite que lui, les arbres le gênent.
— Les loups vont le manger ? demanda Anna.
Evguenia secoua la tête, « non, non ».
Elle prit la main d’Anna, la conduisit à sa chambre. Le feu dans la
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