Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
qu’on ne les voie pas de la porte, il avait fermé la main de l’enfant sur la montre, répétant à voix basse comme si le gosse pouvait comprendre « pour toi, pour toi ». Puis il s’était levé, décidant de partir, obtenant enfin – il offrait un dollar – du paysan qu’il le guide vers le point de la rive où les pêcheurs amarraient leurs embarcations.
Ils marchèrent une partie de la nuit sous un ciel clair que les canaux d’irrigation reflétaient comme autant de miroirs brisés par le relief ou un écran de roseaux. Au matin, Samuel Berelovitz était face au fleuve recouvert d’une brume rousse, des oiseaux voletaient puis piquaient vers l’eau lançant un cri bref, reparaissant au-dessus de la couche de brume, un poisson brillant dans leur bec noir. Le paysan tendit à Samuel son sac lui montrant les sampans attachés à des piquets à quelques mètres de la berge. Samuel donna le dollar au paysan qui le soupesa, puis le plaça dans sa bouche sur le côté gauche, sous la joue, comme une enflure. Samuel commença à descendre vers le fleuve. Des pêcheurs étaient assis en cercle autour d’un feu, visages figés. Samuel serra à nouveau la crosse de son pistolet qu’il tenait passé à la ceinture sous son gilet. Il désigna l’aval vers l’embouchure. Les pêcheurs l’observaient. Quand l’un d’eux s’avança, Samuel s’efforça de ne pas bouger. Il se souvenait d’avoir lu comment des pêcheurs chinois avaient assassiné puis jeté à la mer des attachés militaires allemands qui fuyaient Port-Arthur encerclé par les Japonais. Il dit « Shanghai, Shanghai ». Et il secoua son sac qu’il tenait de la main gauche afin de faire comprendre qu’il offrait son contenu. Le pêcheur hésita, regarda la main droite de Samuel, hocha la tête, échangea quelques mots rapides avec les autres. Il avait les dents noires et portait une longue tresse qui descendait jusqu’aux reins. Quelques minutes passèrent, puis un autre pêcheur se leva, tira sur l’amarre d’un sampan faisant comprendre à Samuel qu’il pouvait monter à bord. Samuel sauta, gagna la proue. Derrière lui le fleuve. Son revolver avait six balles. Il pouvait se défendre à la condition de ne pas s’endormir. Un seul pêcheur prit place à bord du bateau et le fit dériver en s’aidant d’une gaffe de bambou. Samuel se détendit.
Le bateau commençait à glisser proche de la berge, échancrant la brume que le soleil dissipait. Brusquement Samuel vit l’enfant. Il courait le long de l’eau, le visage tourné vers le bateau, il avait dû marcher toute la nuit, les suivre, il tenait les bras raides le long du corps, la main fermée sur la montre. Samuel se dressa et l’enfant s’arrêta, ne faisant pas un geste d’appel, sûr maintenant qu’il avait été reconnu. Le courant commençait à être rapide et le bateau filait gagnant sur le soleil, s’enfonçant dans une brume plus dense. L’enfant disparut tout à coup derrière une épaisseur grise qui paraissait naître de l’eau.
La douleur alors, dans le dos, prend l’épaule, lacère Samuel et il la retrouve dans ce wagon qui roule vers Vienne, comme si chaque secousse ouvrait une nouvelle brèche par où s’infiltrait le mal, glacé, brûlant. Samuel portait la main à sa gorge, il désirait crier afin que Sarah s’écarte, qu’elle ne pèse plus sur lui, que l’enfant sur la berge apparaisse à nouveau, qu’il ouvre sa main. Il serrait si fort la montre qu’il semblait à Samuel que c’était lui qui était entre les doigts maigres. Il tendit le bras vers la glace, s’accrochant à la poignée, pesant sur elle pour l’abaisser. Tout à coup sur le fleuve la brume s’effilocha. Samuel aperçut Sarah, qui courait à la rencontre de l’enfant chinois.
Ludwig Menninger fut réveillé par des éclats de voix, le choc de la porte du compartiment qu’on ouvrait brutalement. Il vit d’abord le dos des contrôleurs, puis le corps de l’homme qu’on allongeait sur la banquette. Il avait le visage violacé, ses lèvres étaient blanches. Ses cheveux en désordre rappelèrent à Menninger ce dernier mouvement de la Neuvième Symphonie, et il ferma les yeux un bref instant pour prier, la tête envahie par la musique et l’inquiétude. Le compartiment s’était rempli. On avait trouvé un médecin, le commissaire du train consultait le portefeuille de l’homme, demandait courtoisement à Menninger son identité « une simple formalité,
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