Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
qui se mordait la lèvre, qui s’efforçait d’ouvrir ses bras. Elle respirait, elle disait :
— Tu partais déjà, Karl ? Je croyais que l’Université…
Le regard d’Inge sur son frère, rapide.
— Je suis en retard, disait-elle, je prends mon service à huit heures du matin.
Elle rentrait, montait rapidement l’escalier. Inge savait mais jamais elle ne parlerait. Elle partirait pour l’hôpital dans quelques minutes, sa cape noire voletant autour d’elle quand le vélo lancé, elle descendrait du quartier de Haidhansen où ils habitaient, sur la rive droite de l’Isar, vers le centre de Munich. Elle franchirait le pont de Reichenbach, le vent des Alpes qui coulait avec la rivière, glacé, l’obligeant à pédaler vigoureusement, à oublier dans l’effort, Ernst Klein, Hauptmann d’un régiment d’infanterie. Il se battait lui aussi comme Ludwig Menninger sur le front Ouest, peut-être épaule contre épaule, le matin avant l’attaque, le fiancé et le père, ces deux angoisses d’Inge quand elle rangeait son vélo sous le porche du Luitpold-Gymnasium transformé en hôpital. Dans chaque blessé, ceux dont le visage était cisaillé par l’éclat d’un obus – cet officier, un capitaine comme Ernst, et que lui restait-il du nez, des mâchoires, des lèvres, un trou que l’on bouchait avec de l’acier et du cuir – ceux… dans chaque lit Inge imaginait Ernst Klein et Ludwig Menninger. Quand, dans la pièce aménagée en réfectoire, elle essayait de déjeuner, et le vieux docteur Khuner, qui avait été requis parce que les jeunes médecins étaient sur le front, lui tapotait la nuque : « Allons Inge, allons, il faut manger », elle avait envie de se lever, de marcher près de lui, de dire : « Docteur, qu’il soit aveugle mais pas… aveugle oui, je choisis cela, ou…» Folie, honte, elle ne voulait pas penser : « Si l’un des deux doit… que ce soit le plus vieux, Ernst il est pour moi. » Et elle jurait que, s’il revenait une fois en permission, une seule fois, elle aurait un enfant de lui.
Inge savait. Il suffisait qu’elle regardât Karl pour qu’elle comprît sa gêne et sa résolution. Elle voyait les affiches, taches rouges et noires sur les colonnes de la Gartner Platz, un soldat du front, les traits creusés par la fatigue, le bras en écharpe qui tendait son fusil à un volontaire. L’appel, Prends sa place, fais ton devoir, jeune Allemand, lettres grasses en bas de l’affiche qui brillaient dans la mémoire de Karl. Il aurait dix-huit ans dans quelques jours. Il voulait partir comme Ernst Klein et Ludwig Menninger, le fiancé et le père. Inge se demandait, quand elle voyait Karl comme ce matin-là, devant leur mère, s’il allait oser dire ces mots : « J’ai devancé l’appel de ma classe. » Ou bien si, un soir, il ne rentrerait pas, une lettre trouvée sur le piano, dans le grand salon « pour maman et Inge ». Elles comprendraient, et il faudrait qu’Inge lise. Il y aurait à l’hôpital dans ces salles, celles des brûlés et des gazés, derrière les portes vertes où l’on opérait, Ernst, Ludwig, Karl.
— Je pars, disait Inge.
Elle courait dans le jardin.
— Je descends aussi, criait Karl.
Il embrassait sa mère, il fuyait, rejoignait sa sœur, « je suis pressée », disait-elle. Déjà elle roulait vers la Gallmayerstrasse et le petit bras de l’Isar qui retrouvait le cours principal de la rivière, en aval, vers le pont Maximilien. Karl sautait sur son vélo, se plaçait à sa hauteur.
— Tu sais que j’ai dix-huit ans dans deux semaines ?
— Qui peut oublier ton anniversaire ?
Inge haussait les épaules nerveusement, pédalant dans la descente, imprudente, bien qu’elle sût qu’au croisement avec la Rablstrasse, il lui fallait souvent freiner, des camions de l’armée empruntant cette voie, se dirigeant vers la gare de l’Ost-Bahnhof. Elle se dit : « Je ne ralentis pas, je passe ou je meurs. » Sa guerre. Les balles frappent au hasard. Celui-ci court encore et l’autre tombe. « Freine », cria Karl. Elle pédala plus vite, aborda la Rablstrasse et traversa emportée par l’élan, un camion en tête d’une colonne freinant. Le soldat penché à la portière hurlait qu’elle était folle, cette demoiselle à la cape, comme s’il n’y avait pas assez d’occasions de mourir en ce moment, qu’elle aille danser dans les tranchées, à la place des hommes.
Karl renonça à rattraper sa sœur.
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