Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
Inge à sa guise. Mais Karl était le fils. Il devait ajouter aux vertus tranquilles, l’initiative. Il serait appelé à décider : qu’il fût un savant comme Rudolf Menninger, un ingénieur ou un officier. Les femmes acceptent. Les hommes choisissent. Ludwig Menninger avait pris les deux mains de son fils, « marche Karl, marche ». Il reculait accroupi, attirant l’enfant. Il sentait les bras de Karl se tendre sous l’effort qu’il faisait pour ne pas trébucher et Ludwig aimait cette volonté croissante. Il répétait : « Tu peux marcher si tu veux, là, là. » Karl glissait puis apprenait à soulever une jambe, l’autre. Il avait commencé à le lâcher, Karl oscillait, puis se laissait tomber lourdement, « allons ». Il redressait Karl, le contraignait à avancer, l’abandonnait à nouveau. Greta s’était levée. « À quoi cela sert-il, murmurait-elle, quelques semaines avant ou après, il marchera de toute façon. » Ludwig l’avait regardée. De la jeune fille qu’il avait connue elle avait conservé la candeur du regard, la coiffure – ces tresses blondes nouées haut – le visage rond. Mais depuis la naissance de Karl, elle était devenue une femme aux formes lourdes. À chacun de ses retours, Ludwig Menninger éprouvait une surprise douloureuse. Il imaginait que Greta la jeune fille allait lui ouvrir, il le croyait encore et il riait de plaisir en découvrant ses yeux, puis il serrait Greta contre lui et la jeune fille s’évanouissait. Elle était devenue l’une de ces mères, celle de Ludwig ou de Greta, tendres et inertes et Ludwig pensait : je suis vieux. « Si tu le contrains trop tôt à marcher, reprenait Greta, il peut avoir le corps déformé, pour toujours. » Ludwig souriait à son fils sans répondre. « Marche Karl, disait-il, marche. » Karl enfin avait fait quelques pas, et dans le train qui s’arrêtait en gare de Varsovie, la vapeur sifflant, faisant naître des volumes gris qui s’effilochaient le long des wagons, Ludwig Menninger, la tête appuyée sur la dentelle blanche qui couvrait le velours grenat de la banquette, revoyait le visage ravi de son fils, la fierté inquiète qu’il devait éprouver à marcher, ces premiers pas vers les bras de son père. « Tu marches Karl, tu marches, encore, marche. » Depuis, cinq ans, tant de pas et de courses. Karl quand son père rentrait, dévalait l’escalier de bois, sautant les marches et emporté par l’élan, il butait contre Ludwig qui l’écartait pour mieux le voir, cheveux blonds bouclés, front bombé, jambes fortes. « Je t’ai dit de ne pas courir ainsi, disait Greta, un jour…» Mais Ludwig interrompait sa femme : « S’il tombe, il ne pleurera pas. »
Le froid brusquement dans le compartiment, réveillant Ludwig Menninger qui somnolait. Un homme entrait suivi par un porteur chargé de deux valises de cuir renflées aux sangles craquelées. Le voyageur saluait Menninger. Il était de taille moyenne mais paraissait petit parce que engoncé dans une longue pelisse au poil argenté. Il sourit à Menninger, en enlevant son chapeau.
— Je vous dérange, dit-il.
Il parlait russe comme les Polonais, en grasseyant. Sans doute un marchand ou l’un de ces cotonniers de Lodz, tous juifs, qui rentrait chez lui après avoir négocié avec les banquiers de Varsovie. Menninger sortit dans le couloir afin de le laisser s’installer à sa guise. Une mince couche de glace s’était formée sur les vitres du wagon. Menninger commença à la rayer avec l’ongle puis ne réussissant pas à voir dehors, une buée se formant aussitôt, il abaissa la vitre, se pencha et respira profondément. L’air semblait cassant tant il était glacé. Il pesait sur les paupières et les lèvres, écrasait la nuque brutalement mais après la tiédeur un peu moite du wagon, cette rudesse âpre réveillait Menninger. Sur le quai, il aperçut une patrouille de cosaques, leurs nagaïkas à la main. Ils étaient quatre, l’un marchant en avant, laissant balancer au bout de son poignet ce fouet lourd. Les autres, quelques pas derrière lui, le fusil en bandoulière, le sabre courbe au côté, avançaient lentement, épaule contre épaule.
— Vous n’êtes pas russe, n’est-ce pas ?
Menninger se retourna, détailla le voyageur. Celui-ci avait gardé sa pelisse, tenait son chapeau à la main et, tête nue, le front haut, les cheveux gris et longs, il ressemblait à l’un de ces musiciens que, enfant, Ludwig
Weitere Kostenlose Bücher