Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
flaques, entra dans la Hofbräuhaus derrière un groupe de permissionnaires, but, cria avec eux, puis l’odeur douceâtre de la bière, la fumée qui s’accumulait sous les voûtes en volutes grises, lui donnèrent la nausée. Il paya pour les soldats, fut applaudi, retrouva la rue, ce ciel de la pleine journée mêlé à la nuit. Il ne pleuvait plus. La foule avait envahi les chaussées, s’écartant sans hâte devant les bicyclettes et les voitures. Tintements de clochettes, guirlandes à quelques devantures, des gosses souriaient. Souvent, les veilles de Noël, Karl avait comme eux échappé à sa mère, attiré par les vitrines, celle d’un magasin de la Wienerstrasse qui exposait des jouets mécaniques. Il se souvenait de locomotives de cuivre, longues machines à vapeur, qui le fascinaient. Il retrouva la boutique : des gosses étaient agglutinés. Il s’approcha. La scène représentait le front, des tranchées, des pièces d’artillerie. Des avions étaient suspendus à des filins, et au loin dans un décor de carton bleui, passaient des sous-marins et des cargos. La guerre où Karl s’était jeté.
Karl les imagina, sa mère et Inge seules dans le salon. On disait qu’à Noël on donnait de la dinde aux soldats et qu’à minuit on célébrait la messe dans les tranchées. Une nuit claire et la lueur diffuse de la voix lactée, les hommes à genoux et tête nue, la prière pour la victoire et pour les camarades tombés. Karl fut ému aux larmes. Il était déjà parmi les combattants. Il se trouva face à un salon de coiffure, poussa la porte. Une vieille dame était assise à la caisse et semblait somnoler. Les miroirs décorés de motifs bleus emprisonnaient le silence et le vide. Karl se sentit enfermé à son tour. Il fit un pas pour ressortir mais la vieille dame avait levé la tête. Il découvrait ses yeux gonflés et rouges, la lassitude de ses traits, les mèches grises et rebelles. Karl retira sa casquette, ses cheveux lui couvrirent le front, il montra la porte.
— Non, non, dit la vieille dame. Ma belle-fille va venir, je vous en prie.
Voix anxieuse, démarche hésitante, douceur qui bouleversaient Karl. Il se laissait guider vers un fauteuil, voyait s’avancer du fond de la boutique, multipliée par les miroirs, une jeune femme que le chignon grandissait encore, maigre, le corps anguleux sous le tablier noir. Elle sembla ne pas voir Karl et cependant elle dépliait une serviette blanche, la disposait autour du cou de Karl.
— Plus courts, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
Karl fit un geste vers sa nuque, baissa la tête.
— Rasé, dit-il.
Il savait qu’elle n’avait pas entendu. Il répéta et il comprit qu’elle venait seulement, à ce mot, de le voir, qu’elle le dévisageait dans le miroir.
— Vous partez là-bas ? demanda-t-elle.
Elle s’asseyait sur le bras du fauteuil voisin, elle prenait sur la tablette, machinalement, les ciseaux, le peigne mais elle ne quittait pas Karl du regard.
— Vous êtes jeune, dit-elle. Ils vous ont déjà…
Elle se leva brusquement, jetant les ciseaux et le peigne qui venait heurter le cadre de bois du miroir.
— Engagé, bien sûr.
Elle marmonna, dénoua la serviette, la fit claquer et se mit à la replier.
— Nous fermons, Monsieur, dit-elle. Il est trop tard.
La vieille dame était venue près d’eux. Elle murmurait :
— Karin, qu’y a-t-il, Karin ?
— Il s’est engagé, maman, engagé.
Karin répondait d’une voix trop forte, s’éloignait vers le fond de la boutique.
— Karin, je t’en prie, disait la vieille dame.
Elle s’inclinait vers Karl, humble.
— Ça n’a pas d’importance, dit Karl, aucune.
Il recula vers la sortie, les vit qui se faisaient face, la vieille silencieuse mais secouant la tête, la jeune nerveuse et méprisante. Il entendit : « Qui l’obligeait, maman, qui ? » Il ferma la porte, fit quelques pas dans la rue.
Maintenant il neigeait, le jardin de la maison devait déjà être recouvert. Inge était peut-être rentrée et elle exigeait de maman qu’elle dîne. Elle la rassurait. « Karl, tu sais bien, disait-elle, avec sa préparation militaire à l’université, il ne peut prévoir quand il termine. » Elle s’efforçait de parler, donnant de bonnes nouvelles des blessés. « Tu crois que Karl va s’engager ? » demandait tout à coup sa mère. Inge haussait les épaules, répondait sèchement : « Il y en a des milliers comme lui qui
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