Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
sourde parfois et semblant venir de rues lointaines, le grincement des freins d’un tramway qui devait aborder une courbe, peut-être celle de la Mullerstrasse ? Le silence et ce piano, notes fragiles, enjouées et graves qui revenaient à Karl, dissipées aussitôt, rêve. Il vit Karin seule, qui traversait, commençait à longer le mur du Hofgarten. Il courut, ses pas assourdis par la neige si bien qu’elle sursautait en le voyant près d’elle, essoufflé. Elle l’interrogeait du regard.
— Mozart, commença-t-il…
Il s’interrompit, haussa les épaules.
— Je ne voulais pas, je ne pouvais pas, reprenait-il, je voulais parler.
Elle marchait plus lentement, s’arrêtant même, halte presque imperceptible, comme une hésitation qu’elle ne réussissait pas à dissimuler. Elle n’avait pas renoué son foulard et ainsi de profil, il découvrait une ride d’amertume qu’il avait la tentation de frôler du bout des doigts, là, au coin des lèvres, pour qu’elle s’efface.
— Quand vous prennent-ils ? demanda-t-elle brusquement.
Le lendemain soir il devait se présenter à la Kommandantur, de là, on les dirigerait vers une caserne des environs, puis… Elle lui mit la main sur la bouche, la retira vivement, l’enfonçant à nouveau dans la poche de son manteau.
— Mon mari, dit-elle, était presque aussi grand que vous et…
Elle s’arrêta. Longue avenue vide, blanche, lumières voilées des lampadaires. Ils étaient face à face.
— Vous êtes fiancé ? demanda-t-elle.
Karl secoua la tête.
Elle recommença à marcher, la tête baissée, d’un pas résolu, Karl près d’elle. Il reconnut la rue, la devanture du salon de coiffure. Elle se tourna vers Karl.
— Ma belle-mère habite en haut, dit-elle d’une voix posée. Ne parlez pas trop fort.
Elle entra la première, ferma la porte derrière Karl. Tout à coup, elle se laissa aller contre lui, lui saisit les cheveux à pleines mains, les caressa. Il sentait ses doigts sur sa nuque. Et les notes, Mozart plein la tête et le cœur, lui revinrent, poignantes et vives.
Les touches du piano restèrent enfoncées, retenues par le froid, les notes se brisèrent et Anna Spasskaia, les doigts gourds, eut envie de poser la tête sur le clavier, de pleurer comme elle le faisait petite fille, quand sa mère lui répétait d’une voix douce mais obstinée : « Recommence Anna, recommence, si tu veux un jour…» Elle avait recommencé, elle avait connu la grande salle du conservatoire de Saint-Pétersbourg, la robe longue, la lumière des lustres se reflétant sur le piano laqué comme le ciel sur le fleuve, et la salle debout, sa mère et son père au deuxième rang, qui applaudissaient. Le soir, sa première sortie au Club Français de Pétersbourg, non loin de l’Amirauté, une soirée donnée par ses parents pour célébrer son prix d’interprétation. Elle portait la même robe de mousseline blanche mais sa mère avait posé sur ses cheveux un diadème de tulle qui lui dégageait le front, tirait les cheveux vers le haut. « Regarde-toi, disait Evguenia Spasskaia, regarde-toi ma fille, je ne sais pas si c’est la musique mais – Evguenia riait – appelait Macha – Macha, Macha, dis-moi si je me trompe, est-ce que cette coiffure…» Macha entrait, s’approchait d’Anna. D’un geste précis, elle réajustait un pli de la robe. « Anna est toujours belle », disait-elle enfin. « Et sa coiffure, Macha, sa coiffure », interrogeait Evguenia. « Elle te plaît, Macha », demandait aussi Anna. « Tu es belle, répétait Macha, comme une fleur, tu serais belle avec un foulard sur la tête. »
Anna riait, faisait voleter devant le miroir sa robe, déplaçait quelques-unes de ses mèches brunes.
— C’est peut-être la musique, reprenait Evguenia, mais je te sens si mûre déjà, et je suis ta mère, ton amie, je suis ton amie, Anna ?
Anna entourait le cou d’Evguenia.
— Tu es ma maman, disait-elle et je suis toujours ta petite colombe.
Evguenia secouait la tête.
— Tu es différente, la musique est en toi, tu exprimes ce qui est plus grand, plus haut que nous – Evguenia s’interrompait, caressait le visage de sa fille – quand j’écrivais de la poésie, j’ai ressenti cela et maintenant toi, personne ne pourra jamais expliquer le génie de Mozart, et toi…
Anna riait, secouait les épaules, disait :
— Maman, tu es ridicule, je suis une petite pianiste de Saint-Pétersbourg.
— Tu as
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