Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
s’engagent. Et je les comprends. » Après un silence : « Toi aussi maman, n’est-ce pas ? Père est là-bas, à la place de Karl, je…» « Dix-huit ans, il n’a pas dix-huit ans. »
Karl, dans la rue, s’était immobilisé. Il les imaginait si bien, désespérées et résolues. Il fit tout à coup demi-tour, se dirigeant vers le salon de coiffure. Il crierait : « Vous n’aimez pas l’Allemagne, vous voulez donc que tous ces soldats soient morts pour rien. » Il dirait : « Vous êtes des défaitistes. »
Il hésitait à entrer, immobile devant la porte quand la jeune femme sortit. Elle avait noué un foulard gris autour de son visage, portait un manteau noir qui lui donnait une silhouette masculine, les épaules carrées, la taille large. Elle se heurta à Karl, les yeux durs d’abord, et il eut envie de la bousculer, comme il le faisait parfois avec Inge, de lui dire : « Mais qui croyez-vous être ? » Puis tout son visage s’adoucit, et elle baissa les yeux.
— Je m’en vais, dit-elle à voix basse. Je regrette pour tout à l’heure. J’ai perdu mon mari, le deuxième jour de la guerre.
Elle regarda Karl. Il ne vit aucune tristesse sur son visage. Elle souriait.
— Je suis en retard, dit-elle.
Il se mit à marcher près d’elle, bousculant les passants pour rester à sa hauteur. Elle avait enfoncé ses mains dans les poches de son manteau, ses talons claquaient avec autorité. Karl ne parlait pas, mais il n’imaginait pas de la quitter ainsi. Il tenait sa casquette à la main, obligé souvent de rejeter ses cheveux en arrière.
— Vous devriez vous couvrir, dit-elle. Il neige et même avec vos cheveux…
Elle s’interrompit, sourit.
— Vous êtes étudiant ? demanda-t-elle après quelques minutes.
Il se mit à lui parler très vite et il s’expliquait à lui-même, donnant toutes ses raisons : Ernst Klein qui était sur le front, père aussi, et lui le seul à rester là avec les femmes, Inge et sa mère, comment pouvait-il l’accepter ? L’Allemagne avait besoin de tous les hommes, et il en était un. Elle se mit à rire :
— Il n’y a pas que la guerre, dit-elle. Il y a tant de manières d’être un homme.
Elle marcha plus vite. Ils avaient atteint le long du mur du Hofgarten. Il neigeait toujours, les arbres du jardin royal quadrillaient l’espace de reflets. De l’autre côté de la chaussée, les lumières jaunes de l’Odeon Platz. Karin s’arrêta brusquement.
Elle montra le théâtre de l’Odeon. Elle tourna la tête et s’engagea sur la chaussée. Karl n’hésita pas. Il traversa derrière elle, la vit qui embrassait une jeune femme, puis toutes deux entrèrent dans le hall. Karl courut à la caisse, obtint une place dans les derniers rangs de l’orchestre, paya avec ce qui lui restait de billets. Dans la salle de concert, il l’aperçut devant lui, la reconnaissant à son port de tête, la nuque très droite, le chignon haut comme si elle voulait se grandir encore ou bien qu’il la remarque. Il eut la tentation de se lever. Il serait resté dans l’allée au bout de la rangée de fauteuils jusqu’à ce qu’elle le voie, après… Il fut incapable d’imaginer. Il savait seulement qu’il devait aller au bout de ce hasard. Si l’on s’engage sur un chemin, il faut le parcourir et l’on peut, à la fin, rencontrer le fleuve. Il ferma les yeux. L’émotion trop forte quand il reconnut ce concerto de Mozart, l’envol des violons, qu’il se souvint de son père, leur dernière soirée avant qu’il ne parte vers le front, ses confidences alors qu’au retour ils longeaient l’Isar, « pour ton grand-père, Mozart, disait Ludwig Menninger, ce concerto précisément, quand le piano, cette joie si triste. Le jour de ta naissance, de bonheur pour moi, et ce désespoir que mon père ne soit plus là pour te connaître, Mozart, Karl, toujours, cette lumière d’avant la nuit, la vie et la mort en même temps. » Ils avaient traversé la ville en silence et s’étaient longuement serrés l’un contre l’autre dans le jardin, devant leur maison, comme si cette soirée devait rester entre eux seuls, le père et le fils.
Karl n’attendit pas la fin du concert. Il se mit à marcher devant le théâtre, s’arrêtant parfois pour creuser du bout du pied la mince couche de neige qui couvrait la place. Le ciel était clair. Le vent des Alpes avait dû souffler puis retomber. Nuit si calme qu’on entendait la rumeur de l’Isar,
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