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Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Titel: Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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pêcheurs, gouttes rouges et vertes dans la blancheur diffuse qui couvrait Buenos Aires et le Rio. Des projecteurs se répondaient d’un navire à l’autre, l’ Oregon sans doute dont la masse plus sombre formait un récif couronné de lueurs.
    — En ce moment, dit Clerkwood, dans mon pays la neige…
    Dolorès le regarda. Il était comme la buée d’une vitre qu’on veut d’un geste effacer pour voir le paysage, retrouver une émotion. Tout à coup, elle se souvint. Clerkwood continuait de parler mais elle distinguait le cloître, à La Paz, où elle attendait avec une sœur que vint Giulio Bertolini. Le père jésuite ouvrait les bras. Dolorès eût voulu s’élancer mais ses jambes étaient lourdes, le regard de la sœur pesait sur elle et Dolorès restait immobile, en face de Giulio, déçu. La tristesse qu’elle devinait obligeait Dolorès à se raidir, à s’éloigner. Giulio échangeait quelques mots avec la sœur. « Elle est sauvage », disait-elle – puis il partait.
    Quand il avait cessé de venir, Dolorès avait commencé à résister. Des mois, des années avant qu’elle comprenne qu’elle luttait contre les femmes noires du couvent. Certains jours, elle ne se lavait pas les mains, d’autres elle ne boutonnait pas son tablier. Lorsqu’elle avait rencontré pour la première fois Maître Trevijano – « Mademoiselle, expliquait-il, j’ai été chargé par votre tuteur de suivre votre éducation » – Dolorès avait cru qu’elle allait partir avec lui. Elle avait fait quelques pas à ses côtés vers le portail, mais la voix impérieuse de la sœur « Dolorès, voyons ». La surprise confuse de Maître Trevijano, ce rire fat « quand vous vous marierez », disait-il. Dolorès devint alors rebelle. Elle refusa de s’alimenter, de s’agenouiller aux offices. On l’enferma, on la sermonna. Maître Trevijano revint mais il n’obtint aucune réponse à ses questions. Madre Blanca, la Supérieure, la convoqua, la laissant debout devant son bureau sans même lever les yeux et Dolorès sut qu’elle allait tomber. Elle avait oublié cette sensation, le corps qui est attiré par la terre, les jambes qui deviennent mortes, les objets qui se mettent en mouvement et changent de formes. Peut-être comme le marin s’était-elle agenouillée d’abord. Elle avait entendu Madre Blanca détacher chaque mot comme on soufflette.
    — Petite Indienne, disait la supérieure, petite Indienne têtue et secrète.
    Elle faisait claquer ses deux mains à plat sur le bureau.
    — Tu veux quoi ? Ici je commande et toutes obéissent.
    Elle avait dû tomber à cet instant-là.
    Quand elle était revenue à elle, la Supérieure était assise près d’elle. Madre Blanca avait changé de voix, lui caressait les cheveux et le contraste était si grand que Dolorès avait murmuré : « Mère pardonnez-moi, pardonnez-moi. »
    — Tu vois que tu es bonne, disait Madre Blanca.
    Elle avait appelé une sœur, fait apporter un plateau avec des fromages, des pâtisseries et des fruits. Elle avait pris Dolorès sur ses genoux, lui parlant à l’oreille et Dolorès, quand elle se souvenait de ce murmure, ne réussissait plus à savoir s’il était tendre ou cruel, si la Mère Supérieure voulait la réconforter ou la briser. « Dolorès, disait-elle, nous sommes toutes soumises aux choix de Dieu, et tu dois te soumettre comme nous toutes ici. » Madre Blanca s’interrompait, se penchait par-dessus l’épaule de Dolorès : « Mange lentement, mange, j’ai beaucoup à te dire et le moment est venu. » Dolorès prenait à deux mains les pâtisseries indiennes gluantes de sucre, elle toussait parce qu’elle voulait avaler trop vite, comme si elle désirait s’étouffer. « Tu es une petite Indienne, tu le sais Dolorès, mais Dieu t’a désignée pour être parmi nous, pour devenir comme nous. Tu étais très attachée à ton tuteur, le père Bertolini n’est-ce pas ? » Dolorès prenait une autre pâtisserie. « Il t’a beaucoup donné, il suit les choix de Dieu, il a dû te quitter. Dolorès, nous sommes ta famille nouvelle, tu dois nous aimer. »
    Dolorès hoquetait, Madre Blanca lui tapotant le dos. « Tu manges trop vite, disait-elle, il ne faut pas être avide, Dolorès. »
    Elle l’avait raccompagnée jusqu’à sa chambre, la tenant par la main, lui parlant gravement cependant qu’elles traversaient le cloître : « Plus tard, si Dieu te choisit, tu resteras parmi nous, toujours,

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