Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
seins.
— Là, murmurait-elle, là, c’est pas mieux ? Un oreiller, non ?
Elle riait sourdement.
Allen était retourné quatre ou cinq fois chez cette femme. Il dînait, elle buvait, elle le serrait contre elle, l’allongeait sur le lit, ouvrait sa chemise. Allen écartait les bras, les jambes, il avait cette sensation nouvelle de ne plus être dans son corps, d’éprouver du désir, de sentir la bouche humide de la femme qui parcourait sa poitrine et ses cuisses, de frissonner et cependant d’assister à tout cela d’ailleurs, dans un état d’indifférence un peu nauséeuse. La femme parfois s’interrompait, l’obligeait, prenant sa main, à lui caresser les seins.
— Je suis là, disait-elle d’une voix étouffée.
Mais dès qu’elle le lâchait, le bras d’Allen retombait, inerte et sensible pourtant puisque, quand la femme l’embrassait sous l’aisselle, Allen ne pouvait s’empêcher de tressaillir.
— T’es le plus gros flemmard que j’ai jamais vu, murmurait-elle, tu feras une belle petite salope.
Il s’endormait avant elle et au milieu de la nuit, alors qu’elle respirait bruyamment, couchée sur le dos, la bouche entrouverte, il s’habillait en silence, rentrait chez lui, traversant une partie de la ville à pied, marchant seul au milieu de la chaussée. Saison de lune pleine, les façades d’un blanc éteint. Des chats se poursuivaient s’immobilisant de part et d’autre d’Allen, comme s’ils aillaient bondir sur lui, silhouettes aplaties, auxquelles d’un geste Allen rendait les jeux de l’ombre et qui s’enfuyaient silencieuses, le laissant à nouveau seul. Souvent, il s’arrêtait. Le passage d’un livre, l’un de ceux qu’il récitait au docteur Allenby, lui revenait, goût des mots dans la bouche, et il les disait à haute voix, éprouvant une joie inattendue à les assembler. Quelquefois, il s’interrompait, découvrant qu’emporté par le récit il avait ajouté une phrase, inventé un événement, fait parler un personnage inconnu qu’il s’efforçait d’identifier, mais qui n’avait que l’imagination pour patrie. Une nuit, assis devant la fontaine près de chez lui, actionnant de temps à autre la pompe d’un mouvement machinal, il décida de quitter San Francisco. La femme voulait qu’il s’installât chez elle. Elle venait le retrouver à la pause alors qu’il était juché sur le mur près de la chaufferie. Elle l’exhibait, l’attendait à la sortie du travail et d’un geste autoritaire, elle lui prenait le bras, le menton levé, fière. Allen se sentait nu, séparé du monde par cette femme qui traçait autour de lui la frontière de l’amour. Il s’arrêta à plusieurs reprises devant les affiches qui dans les quartiers du port invitaient les jeunes à s’engager dès dix-huit ans dans la marine des États-Unis. L’aventure : l’affiche représentant l’une de ces îles lointaines où la mer se brise sur l’anneau de corail. L’honneur : des sous-marins pirates embusqués comme des pieuvres dans les fonds noirâtres, coulaient les navires américains. La guerre partout, dans ces champs d’Europe dont on voyait sur les écrans tremblants des baraques foraines, les sols crevés de trous d’obus, les arbres broyés. D’un coup de gong le projectionniste faisait à chaque explosion sursauter la salle fascinée par ces premières images mouvantes du cinématographe. La solde. Allen, devant la vitrine poussiéreuse d’un bouquiniste rêvait à ce premier livre qu’il achèterait. De ce jour-là commencerait sa vie d’homme.
Il se décida donc, franchissant le portail de l’arsenal, se dirigeant vers les bâtiments du recrutement, essayant de comprendre les cris inintelligibles d’un second-maître qui faisait manœuvrer une compagnie. L’officier qui reçut Allen se balançait sur sa chaise, les jambes allongées sous la table, ironique.
— Tu sais lire les affiches ? Dix-huit ans. Tu en as combien, seize ?
Allen se mit alors à parler. Les mots venaient en foule, lui-même de temps à autre les entendait comme s’il récitait ceux d’un livre ou répétait le discours d’un étranger. « Je suis orphelin, racontait Allen, je suis né à Washington, mon père…» Les papiers d’Allen avaient été volés, mais il le jurait, il avait dix-neuf ans et huit mois, il était donc en âge d’entrer dans la marine, d’ailleurs les États-Unis avaient besoin d’hommes, il s’engageait par patriotisme.
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