Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
ce soir. » Nathalia avait été si surprise de son geste qu’elle n’avait pas bougé, cessant de geindre, regardant Mietek avec étonnement. Il avait ri, frappé dans ses mains. « Oui, Nathalia, à la fin, ce soir surtout, il faut vivre. » Ses cheveux roux tombaient en désordre sur son front. Son visage était lourd, « je suis pittoresque », disait-il lui-même. « Une caricature antisémite. » Le nez écrasé, les oreilles décollées, il était laid tant qu’il ne s’animait pas. Mais dès qu’il parlait ou bougeait – et Mietek était toujours en mouvement – l’intelligence et la vivacité transformaient ses traits. Beau, laid ? Il était une force. Le soir du premier concert public de Sarah – un an déjà, la veille du Noël 1916 – il les avait invitées à souper chez Maxim’s. Il s’était assis entre elles, dans la grande salle baignée de lumière glauque. Il avait commandé champagne et caviar. « Maxim’s, disait-il de sa voix grave, un aquarium, voilà ce que c’est. » Il riait, reconnaissait à une table une jeune femme, la saluait ironiquement, murmurait : « Tu vois ces épaules nues, Sarah ? Le reste du corps est plus beau encore, un peintre te le dit. » Il fermait les yeux, passait ses bras autour du cou de Nathalia et de Sarah.
— Mes petites Polonaises, disait-il, Paris me fait vomir.
D’un mouvement du menton, il montrait un groupe d’officiers qui péroraient. Ils étaient sanglés dans des uniformes taillés sur mesure, la badine posée sur la table, l’un d’eux, un capitaine de chasseurs, la fine moustache noire frisée, regardait fixement Sarah.
— Ils se battent ici, dit Mietek, pourquoi voulez-vous qu’ils veuillent faire la paix ?
Il demanda une autre bouteille de champagne, se fit servir plusieurs coupes, les avalant d’un trait, Nathalia essayant à plusieurs reprises de se lever.
— Mietek, je vous en prie, Sarah et moi nous voulons rentrer, Sarah…
Sarah était engourdie, incapable de répondre et de bouger, les applaudissements de la salle quand elle avait terminé de jouer, les musiciens qui l’entouraient fraternels, Marie Curie, devant laquelle chacun s’inclinait, qui l’embrassait. « Je suis heureuse qu’une Polonaise triomphe ce soir, en France. » Sarah l’avait imaginée hautaine et elle avait découvert une petite femme aux cheveux grisonnants dont il eût été impossible de penser qu’elle avait reçu le prix Nobel ; ces émotions, le champagne, cette atmosphère lourde de Maxim’s, l’odeur du musc, le regard impertinent de cet officier, l’avaient troublée. Dans le hall, au moment de sortir cependant que Mietek demandait leur vestiaire, elle avait dû s’appuyer au comptoir, un peu ivre. Une voix insistante près d’elle, l’officier : « Vous nous laissez déjà, Mademoiselle. » Il avait toisé Mietek qui revenait, lui avait souri ironiquement : « J’invitais Mademoiselle, disait-il, si vous le permettez…» Mietek dépassait des épaules et de la tête l’officier, il avait reniflé comme s’il voulait chasser une odeur qui le gênait. « Vous donnez l’assaut avec beaucoup de témérité, Monsieur, répondait-il. Il est vrai que nous sommes chez Maxim’s. »
L’officier avait fait un pas en avant, le menton levé, mais Mietek Graevski l’avait poussé, sa main à plat sur la poitrine de l’officier, sans brutalité mais fermement. « Gardez votre énergie pour les Boches, avait-il dit, ce n’est pas le moment de se battre pour une jeune fille. Vous ne croyez pas ? » Il posait sur les épaules de Sarah sa cape, le directeur du Maxim’s, son œillet à la boutonnière, s’était déjà approché. « Messieurs, messieurs », répétait-il en souriant. L’officier avait haussé les épaules avec dédain, dit d’une voix très forte :
— Ce monsieur est peut-être boche.
Il avait ri.
— Mais non, même pas, un juif. Croyez-vous, cher ami – il prenait le bras du directeur – que je vais me colleter avec un juif pour une petite juive ?
Il avait fallu deux serveurs pour retenir Mietek. Nathalia murmurait : « Mietek, cessez, allons-nous-en. » Sarah avait tout à coup très froid. Elle était enfouie sous la neige, des sabots de chevaux noirs battaient autour d’elle, en elle, crevant ses tempes et sa poitrine.
Mietek, dans le fiacre qui les reconduisait rue d’Assas, s’était tu, les bras croisés, la tête rejetée en arrière, respirant bruyamment,
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