Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
laquelle était assise Nathalia Berelovitz. Peut-être était-ce le jour de leur mariage, quand, racontait l’oncle Elie, la famille Berelovitz avait nourri pendant plusieurs jours les pauvres de la rue Mila. « Il y en avait qui venaient de loin, précisait en souriant Elie, même de la rue Senatorskaia, une grande fête, le vieux Guinzbourg en parle encore. »
Sarah ne regrettait pas Varsovie, ces silences de l’hiver quand le ciel écrase les toits, que la nuit s’infiltre dans le jour. Elle n’aimait pas l’excès des orages d’été. Elle voulait prendre ce train où son père était mort, rejoindre les villes où il avait promis de la faire vivre. Paris comme un rêve de Samuel Berelovitz réalisé. Elle avait rapidement appris le français, elle le parlait avec un léger accent, un r chantant, si bien qu’on la croyait russe ou italienne. Le soir, quand elle rentrait du lycée ou du conservatoire, elle lisait à sa mère des passages d’un livre ou les titres du journal. Mais Nathalia Berelovitz répondait en polonais ou en yiddish, qu’elle ne comprendrait jamais, que cette langue n’était pas la sienne. « Tu refuses d’apprendre, maman », disait Sarah. « Non, non, Sarah. Je ne peux pas. – Nathalia se levait, s’essuyant les yeux déjà. – Ton père – elle soupirait – disait que je ne savais rien, que j’étais comme sa petite fille, qu’il devait s’occuper de tout. Il aimait, je le laissais faire, tu comprends ? »
Nathalia Berelovitz ne quitterait jamais ses souvenirs. Elle s’y enfermait, tentant d’y attirer Sarah. « Le dernier jour, tu te souviens ? La dernière fois que nous l’avons vu, tu t’es enfuie, tu ne voulais pas qu’il parte, il t’avait promis, tu te souviens, Sarah ? C’était, disait-il, la dernière fois qu’il voyageait. Raconte-moi, Sarah, raconte-moi. Sarah – Sarah avait détourné les yeux, elle refusait d’écouter – tu sentais quelque chose n’est-ce pas ? Tu es comme lui, il savait toujours tout avant les autres, moi je…»
Elle pleurait. Sarah partait pour le conservatoire. Sarah répétait pour ne plus entendre la voix de sa mère, pour que chaque touche de piano, chaque note, la protège de cette tristesse, de cette angoisse dont sa mère l’entourait. Mais un moment venait où il fallait l’écouter, la voir, mesurer son désespoir, comprendre que Nathalia Berelovitz serait toute sa vie une petite fille perdue, comme la sœur cadette et frêle de Sarah.
Elles atteignirent enfin la salle. Sarah fit un signe à Kuron, le chef d’orchestre, qui vint vers elles, les bras ouverts. « Sarah, Sarah, vous me faites mourir. » Il baisait la main de Nathalia Berelovitz, la faisait asseoir au premier rang, forçant un jeune homme à se lever. « Madame est la mère de notre soliste, la grande Sarah Berelovitz. » Le jeune homme s’inclinait, cherchait en vain une place.
— Excusez-moi, dit Sarah.
Elle était confuse, anxieuse comme à chaque fois qu’elle s’apprêtait à jouer. Elle ne disposerait même pas des quelques minutes de recueillement, loin des regards, quand dans sa loge ou derrière le rideau de scène, elle rentrait la tête dans les épaules, se recroquevillait. Si elle l’avait pu, elle aurait dissimulé son visage. Elle mettait les paumes sur ses yeux, elle cessait presque de respirer, absente à la vie. Quand on lui touchait l’épaule pour la conduire sur scène, il semblait à Sarah qu’on la réveillait ou bien qu’après une marche solitaire dans une plaine neigeuse, elle atteignait la saison printanière. Elle souriait. Elle rejoignait sa place au piano, s’inclinait quand on l’applaudissait et ne voyait plus rien jusqu’à ce que le chef d’orchestre vînt lui tendre la main, la forçant à se lever, à saluer, les musiciens, la salle. Alors elle avait envie de pleurer. Alors revenaient ses cauchemars. Si injuste qu’elle ne puisse courir vers son père, si injuste que la joie soit toujours ternie, même quand elle avait remporté le concours du conservatoire ou reçu son premier cachet, lu son nom sur l’affiche : « Sarah Berelovitz, pianiste, premier prix du Conservatoire de Paris, » Sa mère avait pleuré comme à l’habitude, « si…»
Sarah avait envie de crier : « je sais, je sais ce que tu vas dire, s’il était avec nous, eh bien il n’y est pas, il est mort ». Mais Mietek Graevski avait mis la main sur la bouche de Nathalia. « Je vous en prie, Nathalia, pas
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