Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
dit David. – « Et si vous aviez raison, docteur – Kostia s’étirait – si nous avions cisaillé dans nos vies pour peu de chose, si le passé revenait toujours ? »
Il s’était redressé, il s’asseyait, écartait les bras, les appuyant au dossier du sofa reprenait :
— Les naissances, vous connaissez cela, Wiesel, ne sont pas toutes heureuses.
Il s’était mis à parler de sa nièce : « Des dons, disait-il, premier prix du conservatoire de Pétersbourg. » Il fermait les yeux : « À Berlin, à Paris, elle serait devenue… mais à Pétersbourg elle a mis ses doigts dans le feu, révolution, révolution, Wiesel. Elle vit avec un ouvrier, elle apprend le solfège à des fils de paysans, et le jour du 1 er mai, elle joue l’Internationale et la Marseillaise. Vous savez, on aime ça chez nous, on place un piano sur le camion, des banderoles, et en avant, du passé faisons table rase. Elle joue sur le camion, ma nièce. »
« C’est vous qui êtes un défaitiste », avait répondu Wiesel. Il s’emportait. Il attendait de Kostia des certitudes. Il trouvait des craintes. « Vous ne savez plus ce que c’est que la misère, le désespoir, venez avec moi à Lodz, venez les voir les travailleurs du textile, ils ont le corps noué, venez voir cela, écoutez-les ; ce dont ils ont besoin, ce n’est pas d’artistes, pas encore, mais de pain et d’espoir. Vous savez quel est le taux de la mortalité infantile ?…»
Kostia s’était levé, prenait un cigare sur le bureau de David, soupirait tout en faisant un signe pour indiquer qu’il savait. « On meurt aussi de faim chez nous », disait-il.
Il empêchait Wiesel de bouger en le tenant aux épaules. « Ne croyez pas que je désespère, continuait-il, sinon que ferais-je ici ? Je vous parlais de Hambourg, j’attends votre rapport, je suis un révolutionnaire, mais tout ce gâchis humain, ce temps qu’il faut, ces vies qui s’éteignent. » Kostia s’asseyait près de David. « Peut-être est-ce l’ancien étudiant en médecine qui parle, continuait-il, et parce que vous êtes médecin, vous pouvez comprendre cela, cette horreur qu’on ressent, cette rage d’être impuissant, vous éprouvez cela n’est-ce pas ? »
— Souvent, avait dit Wiesel, souvent, mais je suis médecin et révolutionnaire pour changer cela.
Kostia s’était à nouveau levé, avait pris le rapport de Wiesel, commencé à le lire. « Bien sûr, bien sûr », avait-il murmuré.
David Wiesel feuilletait ce rapport que les événements déjà – la reprise du travail à Lodz – avaient transformé en document vieilli. Kostia, quand il l’avait lu, ne l’avait pas discuté, se contentant de demander une précision sur l’ampleur des grèves, la pénétration communiste dans les syndicats. La nuit avait passé. Wiesel avait fait lui-même du café et dans la cuisine ils l’avaient bu dans des bols, assis l’un en face de l’autre. Kostia humant le café avant de le boire, disait : « Le café c’est comme la révolution, ça se respire d’abord, après on boit, c’est amer quand on ne sucre pas. » « Contre-révolutionnaire aussi », avait dit Wiesel. Ils avaient ri. « Il faudrait tout faire, reprenait Kostia. Tout faire en même temps, être médecin et révolutionnaire, pianiste et bolchevik. Pas simple, surtout si le charbon manque et qu’on a les doigts gelés. »
David Wiesel l’avait aidé à enfiler sa pelisse. « Ne gardez rien ici, n’est-ce pas, Wiesel ? » avait répété Kostia. David lui donnait l’accolade, secouait la tête. « Embrassez votre nièce », disait-il en plaisantant. « Mais c’est ma nièce, répondait Kostia, ma nièce vraiment, Anna, si vous voulez savoir. » Ils riaient ensemble. « Peut-être à bientôt, camarade », ajoutait Kostia.
David Wiesel ne l’avait plus revu. Un autre courrier était passé.
David Wiesel ne saurait rien de plus d’Anna Spasskaia.
Les convictions du docteur David Wiesel qui, le premier jour de l’année 1900, rue Mila, dans le quartier juif de Varsovie, avait aidé Sarah Berelovitz à naître, qui, vingt-trois ans plus tard, au début du mois de mai, regrettait de ne pas avoir cédé à la tentation de rejoindre Sarah à l’hôtel Marszalkowska ; les convictions et la vie de David Wiesel eussent-elles changé s’il avait connu le destin d’Anna Spasskaia, née elle aussi le 1 er janvier 1900, à Saint-Pétersbourg ? Anna dont l’oncle
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