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Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Titel: Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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ponts, formait avec les cortèges une masse indistincte, surmontée de slogans et de drapeaux. Machkine, sa veste de cuir serrée à la taille, sa casquette rejetée en arrière, sauta sur la plate-forme, mit les mains sur les épaules d’Anna. Il se pencha, lui effleurant le cou de ses lèvres. « Tout Pétersbourg est dans la rue. Le pouvoir, ils ne nous le prendront plus jamais. » Il incrusta ses doigts dans le manteau et Anna sentait sous l’épaisseur du tissu la vigueur de cette poigne. « Joue, dit Machkine, joue, camarade. » Il l’embrassa et baissant la tête, Anna vit ses hautes bottes de cuir. « Joue ». Il sauta sur le sol au moment où apparaissait au-dessus de la perspective Nevski, une dizaine d’avions dont les ailes semblaient se toucher. Ils volaient à très basse altitude, frôlaient les toits, saluant d’une oscillation la foule.
    Le cortège s’ébranla. Anna recommença à jouer et comme le camion s’engageait sur le pont Anichkof, elle vit une nouvelle fois son père. Il tentait de fendre la foule, indifférent, ne regardant pas autour de lui, contournant les groupes qui sans hostilité refusaient de le laisser passer. Anna le suivit des yeux un moment puis elle le perdit et ressentit tout à coup une angoisse si brutale qu’elle s’arrêta de jouer, eut envie de quitter le camion, de rejoindre son père.
    Toute la journée elle se souvint de cette silhouette. Il lui semblait la reconnaître sur le Champ-de-Mars où les manifestants s’agglutinaient, cependant que les délégués des entreprises montaient l’un après l’autre à la tribune. Elle n’écoutait pas Machkine qui ponctuait de son poing gauche fermé son allocution, tenant devant lui le texte qu’il lisait. Elle ne voyait pas son visage mais elle imaginait les rides obstinées qui plissaient son front, la mèche qui s’échappait de la casquette, elle apercevait ses jambes écartées, plantées sur la tribune. Même ainsi, de loin, sans qu’elle eût besoin de l’entendre ou même de le regarder – elle avait enfoui sa tête dans ses bras appuyés sur le piano – elle éprouvait ce curieux sentiment de crainte et de joie comme à chaque fois que Machkine s’approchait d’elle.
    La première fois, quand elle avait fini de jouer, dans le salon de l’hôtel Bristol, Machkine était resté près du piano alors que les autres camarades regagnaient le réfectoire ou les chambres. Il avait dit : « Camarade, tu vis comment ? » et Anna n’avait pu répondre, trop d’émotion et d’inquiétude, les muscles des cuisses qui faisaient mal comme après une longue marche, quand ils sont tendus par la fatigue. Machkine se grattait la tête, posait sa casquette sur le piano. « Tu joues, disait-il, tu joues, comment tu fais pour tout savoir dans les doigts ? » Elle riait. « Montre-moi. »
    Elle avait saisi la main droite de Machkine, la posait sur le clavier, soulevait un doigt puis l’autre, le pouce, l’index, larges, raidis, le bord des ongles noircis par le travail à la fonderie et à la forge. Brusquement, Machkine avait retourné sa main, saisi le poignet d’Anna Spasskaia. « Trop tard pour moi, disait-il, je ne connais que le marteau et le poing, c’est la musique qu’on a jouée. » Il venait derrière Anna, lui prenait l’autre main. Anna était comme une marionnette dont le montreur dirige les deux bras.
    — Tu vis comment camarade ? demanda-t-il de nouveau.
    Elle sentait contre la nuque la poitrine de Machkine.
    — Moi, je vis seul, continua-t-il.
    Anna ferma les yeux et appuya son dos au corps de Machkine.
    Il la prit par les aisselles, embrassa ses cheveux puis l’entraîna dans les couloirs et les escaliers de l’hôtel. En ouvrant la porte de sa chambre, Machkine siffla et Anna entendit des grognements, vit passer près d’elle un homme, une couverture sur la tête, ses bottes sous le bras, le visage froissé par le sommeil. Machkine tenait Anna enfermée dans ses bras, il la fit entrer dans la chambre, l’allongea sur le lit, murmura : « Camarade, tu sais que la révolution…» Il eut un geste de la main qui pouvait signifier, nous emporte, nous disperse, puis Machkine, en riant, en répétant d’une voix toujours plus basse « camarade artiste, camarade artiste…», soulevait la blouse d’Anna et glissait ses doigts sur ses seins. Anna se mit à trembler comme si elle avait froid.
    Ni plaisir ni regret, plus tard un souvenir imprécis et cette sensation

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