Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I
propriétaires terriens et de la couronne tsariste. »
Solitude.
Le détachement s’ébranlait, Anna rentrait à l’hôtel Bristol. Éteints les chants, disparu le piano. Le froid dans les grandes salles paraissait plus intense que sur la perspective Nevski, il stagnait compact, s’alourdissait de silence et d’obscurité. Parfois des camarades brisaient d’une phrase ou d’un coup de poing qui faisait résonner la table cette torpeur glacée : « Le parti est malade. Le parti a la fièvre. Il pourrit. » L’un d’eux se levait, traversait la salle, criait : « Emprisonner, fusiller, tu crois qu’on transforme un pays avec la terreur ? » Et de la table un grand roux, levé à son tour, répondait : « On ne le transforme pas, mais on le garde. » Anna mains coupées.
Kostia, avant son départ pour le front, était venu lui rendre visite à l’hôtel Bristol, un matin très tôt, alors qu’elle somnolait encore dans la chambre glacée, le lit recouvert de tous ses vêtements. Elle était gênée de le voir seul, de retrouver ainsi les souvenirs, sa voix quand il discutait dans l’entrée de leur maison, qu’il disait prenant Anna contre lui : « Boris Spasskaief, nous autres…»
— Tu les vois, avait-il demandé. Comment sont-ils ?
Elle ne bougeait pas, elle murmurait qu’ils étaient bien, qu’à l’usine Boris Spasskaief avait retrouvé ses fonctions, que… Kostia l’interrompait, s’asseyait près du lit.
— Toi, petit oiseau, est-ce que tu voles encore ?
Ces quelques mots chuchotés, qui tout à coup bouleversaient Anna. Elle mordillait le col de sa veste pour ne pas pleurer, elle enfonçait sa tête sous les couvertures.
— Écoute-moi, disait Kostia, quand nous aurons gagné, il nous faudra aussi des artistes. Reprends le piano, Anna, laisse tout ça, à moi, à nous. La révolution c’est notre jeu, pas le tien.
Elle secouait la tête pour dire non, pour se convaincre qu’il avait tort.
— Écoute-moi, reprenait Kostia, je t’ai fait nommer…
Il dépliait un papier, le posait sur le lit, elle entendait « école soviétique de musique ». Elle se levait, saisie par le froid, enfilant rapidement ses bottes, enfonçant sa toque.
— Je suis en retard, disait-elle.
Elle embrassait Kostia. « Les pianos, reprenait-elle, il faut les brûler, il fait froid. » Il la suivait dans le couloir de l’hôtel, mais elle courait : « Une autre génération, criait-elle, pas moi. » « Toi, répondait Kostia, toi. »
Elle piétinait la neige fraîche, bondissait dans un camion, s’obligeait à ne plus penser mais cette sourde tristesse qui ressemblait à la faim ne la quittait plus. À la gare de Vlachlikov, à celle de Kacholkova, elle aidait à distribuer des vivres. Elle affrontait les regards, les mains enveloppées de chiffons qui se tendaient, elle remontait la file qui stationnait le long des wagons. « Rien camarades, il n’y a plus rien, camarades, plus rien pour aujourd’hui, rentrez, ne restez pas là. » Des enfants l’entouraient. « Rien », répétait-elle. Rien pour eux, rien pour moi.
Avant de rentrer à l’hôtel Bristol, elle longeait les quais de la Neva déserts. Elle s’humiliait à ce froid qui la paralysait et étreignait la révolution, jusqu’à la faire mourir. Des soldats barraient les ponts, contrôlaient les passants, des camions chargés de troupes roulaient vers le nord de la ville. Anna marchait, atteignait le quartier de son enfance, se souvenait de ces soldats qui, ce devait être en 1905, avaient entouré la voiture, les poitrails de leurs chevaux à hauteur des portières ; les bottes de l’officier, ses éperons, Anna les voyait encore, près d’elle, menaçants. Ce temps-là revenait. Dans l’île de Kotline, là-bas où se levait la lumière du matin, où les longues étendues de glace qui jusqu’au printemps liaient l’île à la terre étaient irisées par cette aube fragile, là-bas à Cronstadt, sur la place de l’Ancre, les marins – « Vos marins, disait Boris Spasskaief à sa fille, vos marins rouges, ceux qui ont donné l’assaut au Palais d’Hiver. » – avaient pris les armes contre les bolcheviks. Ils avaient massacré leurs officiers. À mort les commissaires, criaient-ils en lançant leurs hourras, jetant leurs bonnets noirs au-dessus de leurs têtes, fusils brandis. Vive la troisième révolution.
« Qui sème le vent », continuait Boris Spasskaief. Anna l’interrompait,
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