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Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Titel: Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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la fatigue, la surprise. « Anna…», commençait-elle. « Quand nous serons là-bas », disait Boris…
    Il pensait : « Anna volée, Anna morte. » Il la revoyait en robe blanche sur la scène du conservatoire et plus tard, quand ils avaient fêté son premier prix, au Club Français de Saint-Pétersbourg. Il avait suffi de quelques années pour que meure Anna, qu’une autre se dresse qui couchait dans le même lit que Machkine. Boris les avait souvent écoutés ces ouvriers de la forge. Il connaissait leurs mots, leurs gestes obscènes. Anna maintenant avec eux, une autre Anna comme il y avait une autre Russie.
    « Anna, reprenait Evguenia, nous ne…» – « Elle ne viendra plus », disait Boris.
    Depuis la libération de Boris Spasskaief de la prison de la Tchéka, Anna ne leur avait rendu visite qu’une seule fois, quelques minutes, restant sur le seuil, hostile avant même qu’un seul regard fût échangé. Quand Evguenia avait chuchoté, montrant l’escalier, « ils ont réquisitionné toutes les pièces, nous n’avons plus qu’ici…» Anna avait haussé les épaules. « Vous avez un toit, avait-elle dit. Des millions n’ont rien encore. Si vous aviez partagé avant, maintenant nous devons prendre…»
    Entre eux l’incompréhension. Evguenia qui pleurait chaque jour au souvenir de l’autre Anna, Evguenia qui espérait.
    — De là-bas, expliquait Boris, nous lui écrirons, et qui sait ?…
    Un instant, lui aussi imaginait une autre maison, en Allemagne ou aux États-Unis, Anna qui les rejoignait, leur vie qui recommençait comme autrefois.
    Ce rêve dans le train qui s’éloignait de la frontière soviétique et les portait vers l’Ouest à travers les forêts finlandaises, puis plus au sud les plaines sableuses d’Allemagne, ce rêve que chaque cahot de roue rythmait, Boris et Evguenia Spasskaief ne l’évoquaient jamais entre eux. Trop fort pour être dit mais devant la gare de Hambourg, alors qu’ils étaient surpris par ce soleil inattendu de novembre, par cette ville inconnue, cette odeur marine qui les saisissait, il suffisait d’un fiacre, d’une petite fille aux boucles noires assise entre ses parents pour que Boris et Evguenia se rapprochent et se prennent la main, se souvenant.
    La ville elle-même qu’ils visitèrent chaque jour, quittant le matin l’hôtel Royal où ils s’étaient installés, était mémoire ; les canaux, le fleuve, elle ressemblait à une Saint-Pétersbourg bourgeoise où Boris et Evguenia n’étaient pas dépaysés. Ils s’asseyaient dans l’île d’Alterslut et suivaient les variations de la lumière sur les eaux sombres du bassin cependant que les mouettes voletaient autour d’eux. Boris allait sur les quais, longeait les grandes cales de radoub qui bordent le fleuve. Mais les chantiers navals n’embauchaient pas d’ingénieur. « Crise », répondait le chef du bureau d’étude. Il montrait les coques rouillées et désertées, que soutenaient les nervures de bois.
    Le soir, quand Evguenia s’était endormie – ou bien qu’il le croyait – Boris se levait, appuyait son front à la fenêtre de leur chambre qui donnait sur le petit bassin du Binnen Alster. La lune, souvent comme une plaque blanche sur les eaux paraissant étouffer les bruits, laissait seulement monter la voix de l’angoisse : recommencer si tard une vie, oublier le son de sa langue enfantine, être adossé au vide, comme si derrière soi tout ce qu’on avait cru sa vie s’était englouti, ville, pays, enfant. Rien : ne demeurait que la douleur de la mémoire.
    Après une semaine ainsi vaine, Boris écrivit à Ludwig Menninger à Munich, attendant la réponse chaque matin. Un jour, une lettre enfin. Ils s’asseyaient avec Evguenia au « Wiener Café », dans le quartier du Théâtre, au coin de la Kolonnaden – où passaient les couples élégants – et de la promenade, la Neuer Jungfernsstieg au bord du bassin. « Wiener Café », café chic indiquait la carte posée sur la nappe de dentelle blanche. Rumeur insouciante, célérité obséquieuse du maître d’hôtel ; la salle du café était un îlot de paix.
    « Toi », dit Boris en poussant la lettre vers Evguenia. Elle déchirait l’enveloppe lentement, dépliait l’unique feuille, lisait rapidement les quelques phrases. « Dis-moi », murmura Boris. Elle lui tendit la lettre. Ludwig Menninger venait de mourir, sa fille Inge Klein l’écrivait sobrement. «  Mon père, ajoutait-elle,

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