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Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I

Titel: Les hommes naissent tous le même jour - L'aurore - Tome I Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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évoquait souvent votre amitié, votre maison de Pétersbourg qui était pour lui un foyer. Il a beaucoup regretté après la guerre de ne pouvoir correspondre avec vous et je sais qu’à plusieurs reprises il vous a écrit. Il s’inquiétait de votre fille née, je crois me souvenir, le même jour que mon frère Karl. Celui-ci est actuellement en garnison à Hambourg, dans la caserne d’Ottensen…»
    Boris replaçait la lettre dans l’enveloppe, il approchait sa chaise de celle d’Evguenia. Il serrait le poignet de sa femme et ils restaient ainsi côte à côte cependant que sur la scène, au fond du café, des musiciens prenaient place, une jeune femme brune s’asseyant au piano. Evguenia fermait les yeux et commençait à pleurer.
    À la mi-novembre, la neige se mit à tomber. Evguenia prit froid, s’alita. Hambourg devint une ville grise où patrouillaient les soldats. Casqués, les mains enfoncées dans les poches de leurs longues capotes, les cartouchières lourdes, ils dévisageaient avec arrogance les passants. Les journaux annonçaient l’échec d’une tentative de putsch à Munich. «  Adolf Hitler arrêté. Le général Ludendorff…» La hausse des prix s’accentua et Boris fut contraint de vendre quelques-uns des bijoux qu’il avait réussi à passer en fraude. Il sut qu’on le volait, mais il accepta.
    Chaque matin il sortait, bordant Evguenia, caressant son front brûlant. Il ne pouvait rester dans la chambre. Il avait besoin de la ville, de ses rues, des quais industriels de l’Elbe où il se rendait comme s’il avait dû accueillir les ouvriers à la porte de l’atelier. Il aimait l’odeur des fumées de forge, le bruit des marteaux sur les larges feuilles de métal. Parfois il restait immobile sous la neige drue, à observer un groupe de soudeurs qui rivaient une tôle. Il guettait les gerbes d’étincelles, cette lueur blanche qui lui faisait mal, le forçait à détourner le regard. À deux ou trois reprises, il s’était avancé jusqu’aux abords de la caserne d’Ottensen, proche de la gare d’Altona, non loin de l’Elbe. Il avait longé le mur de briques noircies jusqu’au portail qui donnait sur la cour carrée où des compagnies manœuvraient. Il passait lentement devant les sentinelles, hésitant à s’arrêter, à demander Karl Menninger, officier sûrement. Un matin, il s’y décida, enlevant son chapeau quand il entrait dans le corps de garde, plus maladroit encore qu’à l’habitude, employant un mot pour l’autre, accentuant son accent russe comme s’il cherchait à s’excuser de sa démarche, à faire comprendre qu’il était étranger.
    — Le capitaine Menninger ? demandait le sous-officier.
    « Capitaine, oui, capitaine Menninger », répétait Boris Spasskaief. Il ajoutait à voix basse, pour lui-même : « J’ai connu son père, à Saint-Pétersbourg, avant, avant tout ça. » Il faisait un geste : la guerre, 1917, Anna, Machkine et cet exil. On le faisait attendre, un lieutenant s’avançait, bavardait quelques instants avec lui, « le capitaine Menninger est en mission, Monsieur, voulez-vous lui laisser un message ?…»
    Quelques mots que Boris traçait sur une feuille de papier quadrillé ; toute sa vie, quinze ans avec Ludwig Menninger à l’usine Ogirov. « Vous ne donnez pas votre adresse ? » interrogea le lieutenant après avoir lu. « Nous partons ce soir, dans quelques heures », dit Boris. Déjà il ne tenait plus à rencontrer Karl Menninger. Il était presque honteux de sa démarche, comme s’il avait mendié auprès d’un inconnu. « J’aimais beaucoup son père », ajouta-t-il.
    Il s’inclina, sortit. La neige avait cessé de tomber, des camions de troupes chargés rentraient dans la cour de la caserne et Boris sut que Hambourg serait emportée par la folie comme Pétersbourg. Ici aussi avait commencé le temps des fusils. Il fallait aller plus loin encore, choisir, puisque l’exil était désormais la vie, un pays sans ressemblance.
    Quand il rentra dans la chambre d’hôtel, Evguenia était assise dans le lit, appuyée aux oreillers ; les cheveux défaits, dénoués sur ses épaules, lui donnaient, bien qu’ils fussent gris, un visage de petite fille. Boris l’embrassa. Elle paraissait aller mieux. « Ce climat ne te vaut rien », dit Boris. Il lui sourit, lui toucha la joue. « Tu as vécu trop longtemps à Odessa. » Il l’embrassait encore : « Tu aimes le soleil, je le sais. » Il la

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