Les hommes perdus
soupçons sans preuve. Les preuves, il les aura données lui-même. Vois-tu, Claude, mon plan n’est pas seulement un système d’offensive propre à fournir de bons résultats si Pichegru se révèle loyal. C’est aussi un piège qu’on lui tend.
— Je vois. Tu es devenu un vrai Machiavel, mon Bernard. »
VI
La Convention discutait un à un les articles de la Constitution en projet. Réduit à suivre ces débats dans les papiers publics, Claude prenait mal son parti de se taire quand il aurait eu tant à dire là-dessus. La commission l’avait entendu, certes ; mais l’Assemblée offrait un bien plus sensible auditoire. Un peu fort, tout de même, d’être exclu de la discussion, quand il s’agit de l’avenir de la France que l’on a, pour sa part, au prix de quels sacrifices, contribué à sauver !
Il tâchait de noyer cette amertume dans les joies intimes dont il jouissait maintenant à loisir. Il avait tout le temps de jouer avec son fils, d’écouter ses gazouillements, de contempler ce bébé si beau, si pur, que sa perfection semblait toujours nouvelle et à peine croyable : cette fraîche miniature à la fois de Lise et de lui. « Je sais à présent, disait-il à sa femme, comment étaient, dans ton enfance, ta jolie bouche et ton ravissant petit nez. Antoine me révèle ma Lison que je n’ai pas connue.
— Oh ! mon cher ami, pour sa bouche tu te trompes. Il aura la tienne, comme il a tes yeux. Ils resteront bleu foncé comme les tiens. »
Lorsque Thérèse entendait de tels propos, elle éclatait d’une feinte indignation : « Mais écoutez-moi ça ! Croirait-on ces gens mariés depuis six ans ! Mais vous donnez dans le dernier ridicule ! De mon temps, après six ans de mariage chacun avait déjà changé au moins deux fois d’amant ou de maîtresse.
— Veux-tu dire que vous avez obéi à cet usage, Louis et toi ?
— Eh ! non ! Sans doute étions-nous, quoi que vous en ayez pensé, Claude, révolutionnaires nous aussi.
— Révolutionnaires ! Cela, ma sœur, vous ne me le ferez point avaler. Je pense seulement que vous êtes une femme parfaitement bonne, et Louis fidèle à ses affections, comme vous. »
Les épanchements familiaux ne détournaient pourtant pas longtemps Claude d’une préoccupation jamais très éloignée. On ne rompt pas soudain avec des soucis, avec une activité qui vous ont absorbé jour et nuit, des années durant. Une part de lui-même restait encore au pavillon de l’Égalité, sous le plafond peint, entre les murs blanc et or, autour de la table à tapis vert, où il avait vécu tant d’heures d’une intensité prodigieuse, et aussi dans la salle verte et jaune où se décidait maintenant le destin de la patrie. Lise sentait cette coupure, cette absence et l’irritation permanente qu’il peinait à surmonter, lui si patient. Elle l’aimait toujours davantage, en ce moment avec une nuance maternelle parce qu’il était malheureux au milieu de leur bonheur. Elle se faisait encore plus tendre. Elle l’entraînait dans d’amoureuses promenades à travers les bois criblés de soleil et pleins du bourdonnement chaleureux de l’été.
Auprès de M me Tallien, de M me Beauharnais, les manières des Merveilleuses, de la provocante M me Hamelin, avaient vite appris à Lise tout ce qu’une femme experte sait ajouter de voluptueux à la grâce. Elle ne craignait pas d’en user pour son mari, afin de remplacer, par ce qu’elle pouvait lui donner, ce dont il était privé. Mais, sorti de ses bras, il retournait bientôt à une obsession austère, fort étrangère au plaisir, au bonheur : cette obsession avec laquelle elle le partageait dès les premiers temps, à Limoges déjà. Elle comprenait son inquiétude. La maternité n’avait pas éteint en elle le sentiment patriotique. Elle concevait fort bien que Claude s’échappât pour éplucher les gazettes, jeter sur le papier des notes à l’intention de Gay-Vernon, de Bordas, Louvet ou Tallien, pour aller à Paris voir ses anciens collègues, et elle souhaitait qu’il réussît, par leur canal, à incliner dans un sens plus conforme aux idées généreuses du jacobinisme la constitution en gestation.
Seulement, il se produisait un phénomène déconcertant : la suppression du principe égalitaire établi après le 10 août 93, et le remplacement du suffrage universel par le suffrage censitaire qui ôtait le droit de vote aux citoyens passifs, n’avaient provoqué
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