Les hommes perdus
Jourdan le nécessaire pour passer le fleuve en force, on dirigeait de Rotterdam vers Düsseldorf une flottille de barques hollandaises, des équipages de pont, de nombreux approvisionnements, car l’armée de Sambre-et-Meuse, durant le temps qu’elle se trouverait entre le Rhin et la ligne de neutralité, ne pourrait vivre sur le pays.
Dans la pièce qui avait servi de serrurerie à Louis XVI, maintenant tapissée de cartons, Claude trouva Bernard travaillant avec un jeune général d’artillerie vêtu d’un mauvais uniforme bleu-noir dont les broderies d’or montraient le cuivre. Comme Claude lui adressait une inclination de tête sans lui prêter plus d’attention, Bernard dit, l’air amusé : « Mon ami, tu as devant toi quelqu’un que tu connais beaucoup sans l’avoir jamais vu. Je suis bien aise de te présenter le général Buonaparté.
— Par exemple ! Ma foi, c’est un grand plaisir, général, de saluer enfin le vainqueur de Toulon, l’homme qui a sauvé la république dans le Midi et rendu en même temps le plus précieux service au Comité de l’an II. »
Debout à côté de l’athlétique Bernard, le jeune officier paraissait tout petit, très mince. Ses cheveux lui pendaient de chaque côté du visage, lui mangeaient la figure.
« Citoyen, répondit-il, le vainqueur de Toulon est le représentant Barras, chacun sait cela.
— Allons donc ! protesta Bernard. Mon ami Mounier-Dupré siégeait au Comité de Salut public en ce temps-là. Il sait à quoi s’en tenir.
— Parbleu ! J’ai lu, citoyen Buonaparté, les lettres que tu écrivais au ministre de la Guerre, Bouchotte, pour réclamer la prise de l’Éguillette, le bombardement de la rade et l’attaque simultanée. Il nous les communiquait ; il n’aurait pas pris sur lui de passer par-dessus les représentants en mission. Barras n’a rien fait à Toulon, ni ailleurs, du reste, hormis parler. Au demeurant, ni lui, ni Fréron, ni Saliceti, ni Ricord, ni Robespierre jeune, ni même le brave Dugommier n’auraient pu concevoir que la clef de Toulon se trouvait dans sa rade, et qu’une fois celle-ci sous le feu des canons républicains les Anglais seraient contraints d’évacuer la place. C’était une idée d’artilleur, ça, n’est-il pas vrai ?
— Je ne te contredirai pas, citoyen.
— Elle ne plaisait pas trop à Carnot, ni aux officiers de son bureau topographique, tous ci-devant, élevés dans le respect des règles. Ils voulaient un siège classique. Nous autres, sans doute parce que ne connaissant rien à l’art militaire, nous avons été frappés par le bons sens lumineux de ton plan et l’avons adopté aussitôt. Ce dont nous eûmes tout lieu de nous féliciter. Car, en frimaire de cette année-là, si nous n’avions pas eu, juste à point, la prise de Toulon à proclamer bien haut, le Comité Robespierre eût été démantelé sept mois avant le 9Thermidor. Nos successeurs hébertistes et dantonistes auraient-ils su préparer la victoire de Fleurus ? J’en doute. Ceux-là ne pensaient qu’à guillotiner la moitié de la France, ceux-ci qu’à négocier avec les ennemis. Bien probablement, cette victoire d’où découlèrent tous les succès en Belgique et en Hollande, puis la rupture de la coalition, n’aurait pas existé. Tu es donc, général, non seulement le vainqueur de Toulon, mais encore la cause initiale du triomphe de la République française sur les rois conjurés.
— Et moi, dit Bernard, si je ne m’étais inspiré de la façon dont tu as employé à Toulon l’artillerie par masses, je n’aurais pas aidé Jourdan à remporter cette victoire, en contraignant à la retraite les colonnes austro-anglaises et bataves qui allaient rejeter Kléber de Marchienne-au-Pont.
— On n’entend pas sans plaisir pareils éloges, citoyens, dit le petit Buonaparté avec son terrible accent corse. Mais cela me fait davantage sentir la tristesse de ma situation. S’il est vrai que j’aie rendu quelques services, on m’en a singulièrement récompensé.
— Comment ça ! Ne t’avons-nous pas nommé chef de bataillon, général de brigade, commandant en chef de l’artillerie à l’armée d’Italie, sur la proposition de Robespierre jeune qui te considérait comme un officier d’un mérite transcendant ?
— Sans doute. Après quoi on m’a jeté en prison au fort d’Antibes, justement pour avoir été bien vu d’Augustin Robespierre. On m’a mis ici en demi-solde. Aubry
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