Les hommes perdus
aucune résistance, pas plus à Paris que dans les départements. Ni les gazettes démocrates, ni les ouvriers des faubourgs, ni les restes des sociétés populaires n’élevaient la moindre protestation. La républicaine Gazette française imprimait ceci : « Dans toutes les associations policées, les propriétaires seuls composent la société. Les autres ne sont que des prolétaires qui, rangés dans la classe des citoyens surnuméraires, attendent de pouvoir acquérir une propriété. Ces principes, qui sont à la base de tous les corps politiques existant actuellement sur la terre, ont été entièrement méconnus parmi nous depuis cinq ans. On n’a cessé depuis cette époque de persécuter les propriétaires, et il n’est pas d’efforts qu’on n’ait faits pour mettre les sans-culottes à leur place. » Ces efforts, il fallait bien l’avouer, avaient eu pour tout résultat une anarchie croissante. « Sans doute, disait Claude à Jean Dubon préoccupé lui aussi par la brusque disparition du sens démocratique, sans doute le peuple n’était pas mûr pour participer aux affaires. Nous avons tenté notre expérience, ou plutôt nous y avons été entraînés, avec cent ans d’avance. Grâce à la Révolution, en 1893 le suffrage universel et l’égalité seront choses naturelles. C’est alors que nous aurons gagné la partie. »
L’esprit démocratique subsistait néanmoins dans la Convention. De nombreux représentants proposèrent et obtinrent, comme le souhaitait Claude et comme le demandait Louvet dans La Sentinelle, l’abaissement du cens. Trois d’entre eux, même, protestèrent contre la suppression du système égalitaire. Thomas Paine fit lire à la tribune la traduction d’un discours dénonçant la contradiction entre les principes de 89 et le régime censitaire. Lanthenas – encore un ami du ménage Roland – réclama le maintien du suffrage universel, « pour la raison qu’il est impossible de diviser la cité en classes que l’on oppose ainsi l’une à l’autre ». Le député des Vosges, Julien Souhait, un des Montagnards subsistant sur les banquettes vertes, défendit énergiquement la cause du peuple.
« Cette classe d’hommes, dit-il, que l’on appelle prolétaires s’est armée avec enthousiasme pour la liberté commune. Qui, sinon cette classe d’hommes, a vaincu au-dehors ? Qui a versé son sang aux monts d’Argonne, à Jemmapes, aux Pyrénées, à Fleurus, aux Alpes, dans le Rhin ? Qui a couvert la France des lauriers de la victoire et gravé son nom sur les tables de l’immortalité ? Cette classe d’hommes. Sans doute d’autres citoyens ont eu leur part dans cette étonnante moisson de gloire ; mais qu’auraient-ils fait, sans la masse immense des prolétaires ?… Et au-dedans, qui douterait que la Révolution a été opérée par le peuple ? Certes, l’initiative en appartient aux conseils de la philosophie ; mais sans la force du peuple ils n’eussent produit qu’une belle illusion. Le 14Juillet, le 1oAoût sont dus principalement à la classe indigente des citoyens… Tout inclinait le pauvre au renversement du despotisme, et ses efforts ont été d’autant plus terribles que, n’ayant rien à perdre et tout à espérer, nulle considération ne pouvait arrêter son impétuosité. N’aurait-il aujourd’hui répandu tant de sang, livré tant de combats, souffert tant d’épreuves et de privations, que pour retomber dans l’esclavage et se voir enlever ses droits par ceux-mêmes dont il a assuré la puissance et la liberté ?…»
« C’est bien vrai, et c’est à quoi l’on travaille », dit Claude à sa femme en lui lisant ce discours, dont l’Assemblée avait voté l’impression. Souhait rappelait la doctrine de Condorcet. « En préconisant le suffrage universel, il a pensé qu’un gouvernement n’était fort et tranquille qu’en proportion de la masse des individus intéressés à le défendre. » Et il terminait par cet avertissement : « La privation des droits de citoyen pour une classe considérable d’individus, loin de tourner au profit de la liberté des autres, l’exposerait éminemment en livrant cette classe au premier ambitieux venu qui voudrait se servir de son mécontentement pour asseoir sa domination et subjuguer la liberté publique. »
Afin de neutraliser l’hostilité de Boissy d’Anglas à une constitution républicaine, la Commission des onze l’avait nommé rapporteur. Il lui
Weitere Kostenlose Bücher