Les hommes perdus
directeurs, logés aux frais de la république, recevaient un traitement annuel égal au prix de cinquante mille myriagrammes de froment. Ils possédaient une garde de cent vingt hommes à pied et autant à cheval, et devaient porter un costume spécial, qu’ils ne quittaient « ni au-dehors, ni dans l’intérieur de leur maison ».
Enfin, la Constitution déclarait libres tous les cultes, sans en reconnaître aucun.
À cet édifice qu’il qualifia d’empirique, sans fondements solides, Sieyès, montant à la tribune, avait opposé son propre projet. Il reposait, lui aussi, sur le système représentatif et la séparation des pouvoirs. Mais une séparation au fond moins réelle malgré les apparences. Il n’admettait qu’une seule assemblée délibérante : le Corps législatif. Au Conseil des Cinq-cents, il substituait un Tribunat « où le peuple ferait entendre ses doléances, exposerait ses besoins, expliquerait ses aspirations ». Quant au pouvoir exécutif, il l’attribuait au Gouvernement : collège de sept personnes, chargé de proposer au Corps législatif les lois demandées par le Tribunat, et de les faire exécuter une fois votées par les représentants. Sieyès ajoutait à cet ensemble une « jurie constitutionnaire », élue, dont la mission serait « d’empêcher les abus du pouvoir et d’assurer le respect de la Constitution ». Jugé irréalisable par Berlier, Louvet, Lesage, critiqué par Thibaudeau avec une sévérité courtoise, et âprement, sarcastiquement, par La Révellière-Lépeaux, ce projet fut rejeté à peu près unanimement. Son auteur en ressentit une profonde amertume. « La Révellière, confia-t-il à Claude qui le vit ce soir-là au café Payen avec Échassériaux, a voulu se venger de ses infirmités physiques et préparer sa nomination au Directoire. Il a cru trouver en moi un rival. Quelle erreur ! Il peut briguer la place, je ne la lui disputerai pas. »
Claude estimait utopique le projet de Sieyès. Il n’en méconnaissait pas la générosité, ce désir de donner la parole au peuple dans le Tribunat, et la noble conception de cette « jurie constitutionnaire » garante des droits du citoyen, dépositaire en outre du droit de grâce. Il ne croyait pourtant pas désintéressée l’idée des sept gouverneurs dont Sieyès comptait bien être, et parmi lesquels il eût été l’arbitre des six autres. Là devaient aboutir les longues galeries de « la taupe », à cette place où, doté du pouvoir de présenter les lois au Corps législatif et de les faire exécuter, l’ancien aumônier de Mesdames devenait le maître – très sage et nullement despotique – mais le maître, tout de même, de la France. Malheureusement pour lui, ses galeries aboutissaient sur le vide. Il ne parut plus dès lors à la Convention, sinon comme rapporteur du Comité de Salut public.
Au fond, la Constitution votée ne correspondait pas trop mal, excepté le suffrage censitaire, aux idées de Claude ; il y retrouvait même plusieurs de ses suggestions. Il ne fut pas, non plus, surpris en apprenant que Baudin avait demandé, au nom des Onze, et obtenu le maintien des deux tiers de la Convention dans les nouvelles assemblées. De même, en 92, la Législative s’était perpétuée dans la Convention. Il comptait tout naturellement faire partie de ces deux tiers et siéger au Conseil des Cinq-Cents, ses trente-quatre ans ne lui donnant pas accès aux Anciens. Il n’espérait point être élu par la Haute-Vienne. Dans leurs lettres, son père, Pierre Dumas, Gay-Vernon jeune ne lui laissaient aucune illusion. Ses compatriotes limougeauds le considéraient comme un séide de Marat, du tyran Robespierre, un buveur de sang. On lui imputait la mort de Vergniaud, de Gorsas, de Lesterpt-Beauvais.
C’est pourquoi, au premier moment de sa proscription, il n’avait pas envisagé de se retirer à Limoges, chez ses parents, ou chez ceux de Lise, à Thias. Sans qu’aucune réaction violente y sévît, le jacobinisme se trouvait là-bas en pleine déroute. Les anciens Amis de la Paix, les Delmay en tête – le père et le frère aîné de Bernard –, y faisaient de nouveau la loi. Les autorités thermidoriennes se recrutaient parmi eux, ex-« ministériels » et ex-girondinisants. Sortis des prisons, ils tenaient à leur tour sous les verrous les terroristes qui les y avaient enfermés : Janni, le ci-devant corroyeur, le peintre sur porcelaine Préat, Frègebois,
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