Les hommes perdus
m’a refusé un emploi dans mon arme. Grâce au citoyen Doulcet de Ponté-coulant, j’ai pu, depuis peu, entrer dans ce bureau. Mais les réacteurs me persécutent encore : je me trouve devant l’alternative d’aller commander une brigade d’infanterie en Vendée ou de quitter l’uniforme. Eh bien, je n’irai pas en Vendée. Artilleur, je ne commanderai pas des fantassins ; Français, je ne me battrai pas contre d’autres Français. Je ne veux pas être obligé de faire ce que Hoche a fait dans la presqu’île de Quiberon. »
Claude considérait le petit officier, son visage maigre, pâle entre les longs cheveux châtains, ses lèvres minces, ses yeux qui brillaient d’irritation. Sous la forme apparemment frêle, on devinait une âme ardente et volontaire. « Je m’expatrierai, poursuivit-il. Le sultan de Constantinople recrute en France des officiers pour réorganiser son armée, particulièrement pour lui constituer une artillerie. Je vais y aller. J’en ai demandé l’autorisation au citoyen Pontécoulant, j’attends sa réponse.
— Je pensais à toi, Claude, à ce sujet, dit Bernard. Ne pourrais-tu agir en faveur de Buonaparté, soit pour faire changer son affectation, soit pour appuyer sa demande ?
— Hélas, la république ne s’est pas montrée plus juste à mon égard qu’au tien, citoyen général. Si elle ne m’a pas mis en prison, elle m’a décrété. Nous payons tous les deux notre jacobinisme. Je ne suis plus rien et n’ai aucun pouvoir. Cependant, je puis au moins parler de toi à Tallien, à Barras.
— Oh ! Barras n’ignore pas ma position. Il me berce de vagues promesses. Il n’entend pas se compromettre pour un officier mal considéré, dont il n’attend rien.
— Laissons Barras. Il y a d’autres puissants du jour. Je tâcherai de les intéresser à ta personne, et si j’ai la chance de t’être utile, je ne me croirai pas encore quitte envers toi. »
Le jeune homme – il avait vingt-six ans – remercia en termes sentis. Bernard tendit alors à Claude un pli prêt pour le cachet. « Veux-tu lire ce que j’écris à l’ami Jourdan ? »
C’était simplement une lettre affectueuse dans laquelle il lui annonçait les changements survenus au Comité militaire et la décision de reprendre l’offensive, ajoutant : « Tu trouveras ci-joint les plans et ordres. » La conclusion arrêta davantage l’attention de Claude. « Tiens-toi bien sur tes gardes envers Pichegru, conseillait Bernard. Le plan ne réussirait point, il deviendrait même périlleux pour l’armée de Sambre-et-Meuse si celle du Rhin n’exécutait pas avec zèle et exactitude les mouvements qui lui sont prescrits. Or je me défie de Pichegru. Sans doute l’ai-je moi-même proposé pour le grade de divisionnaire quand je commandais l’armée du Rhin. Je le croyais bon patriote. Mais du jour où il a pris ta succession à l’armée du Nord, ce que tout officier digne de ce nom eût, comme moi, refusé, j’ai compris que c’est un ambitieux sans foi ni scrupules. Maintenant, il ne cache pas ses sentiments royalistes ; ils ont paru dans sa conduite ici, en germinal. Un jour ou l’autre, il trahira. Méfie-toi. Entretiens de bonnes liaisons avec son armée, ne t’engage jamais à fond sans être sûr qu’il occupe de son côté les positions prévues. Surtout ne t’avance pas seul entre le Main et le Neckar. Sitôt la Lahn atteinte, ménage-toi toujours la possibilité de faire retraite sur le Bas-Rhin. J’espère que tu vas, une fois encore, te couvrir de gloire, mon ami, et je t’embrasse. »
« Je comprends mal, dit Claude. Tu crains une trahison de Pichegru, par laquelle l’armée de Sambre-et-Meuse serait mise dans une position périlleuse, et néanmoins tu lances Jourdan !
— Il le faut. Si nous ne prenons pas l’offensive, les Impériaux la prendront à partir de Mayence, quand ils y seront préparés. Alors l’occasion de trahir serait bien meilleure pour Pichegru et bien plus redoutable pour nous. Tout ce qu’il peut faire, cette fois, c’est d’exécuter mollement les ordres, de traîner, de paralyser ainsi Jourdan et l’empêcher de remporter une victoire. Dans ce cas, notre ami, suivant mes conseils, ne risque rien. Il en sera quitte pour retraiter, sans danger ni désordre. Mais Pichegru, lui, sera perdu, car il se sera dévoilé aux yeux mêmes de ceux qui ont, toute confiance en lui aujourd’hui, et qui ne voudraient rien entendre à mes
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