Les hommes perdus
dirigée contre Lindet, Prieur et lui-même. « Nous comptons de nombreux et solides défenseurs, on ne nous accusera plus. Soyez sans crainte, tous.
— Je pense, en effet, reconnut Louis, que vous ne courez plus de dangers personnels.
— Mais, observa Lise, l’agitation ne se calme pas. Il peut se produire encore du tumulte ici.
— C’est bien pourquoi, mon cœur, je désire que tu repartes au plus tôt. Va retrouver notre Antoine, j’aurai l’esprit tranquille en te sachant là-bas. Va, je t’en prie ! Il faut que je vous quitte. »
L’appel : “En séance !” ne cessait de retentir. Dix heures sonnaient au pavillon de l’Horloge. Les députés retardataires se hâtaient de gagner leurs places.
Tout de suite, le président Vernier donna la parole à Ysabeau pour un rapport de la Sûreté générale. « Représentants, annonça Ysabeau, l’insurrection a repris, ce matin. Toutes les sections jacobines se trouvent en armes. Celles du faubourg Antoine ont confié le commandement à un mulâtre nommé Guillaume Delorme, capitaine des canonniers de Popincourt. Un rassemblement s’est formé à l’Hôtel de ville, il a usurpé le titre de Convention nationale. Le Comité vous demande de déclarer ces factieux hors la loi. »
Cela fut fait sans retard. Puis on décida, pour apaiser le peuple, d’interdire le commerce des espèces monnayées, on ordonna un recensement général des farines et autres denrées, enfin on ferma aux regrattiers l’accès des marchés. Avec ses amis, Claude vota volontiers ces motions, mais sans confiance. C’étaient des leurres ; elles resteraient lettre morte, comme le remarqua tout haut Gay-Vernon.
Vers midi, Ysabeau reparut, porteur de nouvelles. L’assemblée usurpatrice, apprenant sa mise hors la loi, s’était dispersée sans résistance, au moment où elle venait de reconstituer la Commune en élisant Cambon maire et Thuriot procureur, quoiqu’ils ne fussent point présents. Elle n’avait pas eu le temps de nommer le Conseil général. De ce côté, plus d’inquiétudes. En revanche, les agents signalaient des rassemblements armés, très importants, dans toutes les sections de l’Est, surtout au faubourg Antoine d’où semblaient partir les mots d’ordre. Il fallait s’attendre à un nouveau mouvement contre la Convention. Mais les Comités disposaient désormais de ressources puissantes, ils tenaient la situation bien en main.
Pas tant qu’Ysabeau se le figurait. Claude s’en douta en voyant l’air bizarre de Fouché. Il offrait l’apparence d’une tranquillité totale ; mais justement, il baissait trop les paupières, comme endormi, ou bien il bavardait d’une façon trop volontairement insoucieuse avec ses voisins, quand la déclaration d’Ysabeau aurait dû l’inquiéter plus que quiconque, s’il ne savait point des choses ignorées de tous ici. Peut-être ses obscurs émissaires avaient-ils réussi à convaincre les insurgés de s’organiser. L’organisation : il ne leur manquait rien d’autre pour mener à bien leur entreprise. Claude alla lui parler à l’oreille.
« Crois-tu que nous serons encore envahis ?
— Pourquoi me demandes-tu cela ? Comment le saurais-je ? Me prends-tu pour un devin ?
— Non, mais pour quelqu’un de très bien renseigné, généralement. »
Fouché haussa les épaules. Alors Claude lui glissa, plus bas encore : « Je suis certain que tu as, sinon rédigé, au moins inspiré le manifeste de l’insurrection. Sois tranquille, sur ma vie je n’en soufflerai mot à personne. »
Une seconde, le regard bleu foncé et le regard de l’albinos se croisèrent, s’enfoncèrent profondément l’un en l’autre.
« Je ne pense pas que la Convention soit envahie, dit Fouché, néanmoins elle pourrait être forcée d’établir la Constitution de 93.
— Tu y crois encore !
— J’y croirai jusqu’au bout. »
L’insurrection s’organisait, en effet. Après l’échec de la Convention populaire, à l’Hôtel de ville, Étienne Chabrier, François Duval et leurs compagnons de la rue Mauconseil, auteurs de cette tentative, s’étaient retirés dans le faubourg Antoine. Là, grâce au mulâtre Delorme, auquel ne manquaient ni la résolution ni la méthode, le mouvement prit une rigueur toute militaire. Plus de femmes, plus d’énergumènes, plus de désordre. Des soldats et de la discipline. Les gardes nationaux en pantalon, en veste ou en corps de chemise, manches
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