Les hommes perdus
retroussées, les uns avec le bicorne noir, d’autres avec le chapeau civil, rond, à boucle, mais tous le fusil au bras, les buffleteries de la giberne et du briquet se croisant sur la poitrine, formèrent leurs compagnies. Les hommes munis seulement du sabre et de la pique se rangèrent derrière eux. À trois heures après midi, les trois sections du faubourg s’ébranlèrent, tambours battant, vers le centre. À trois heures et demie, ces dix mille hommes rencontraient sur la Grève la cavalerie de la garde nationale conventionnelle, soutenue par un escadron de ligne arrivé dans la matinée, et balayaient le tout de leur masse, sans brûler une seule cartouche. Là, on attendit pour laisser le mouvement prendre de l’ensemble. Chabrier et Duval avaient envoyé dans les autres sections des émissaires, et Delorme des lieutenants, afin de généraliser, de régulariser l’action. Le bataillon de la Cité, d’abord, puis ceux du faubourg Marcel, parurent sur les quais. Les Gravilliers, la Courtille se présentaient par la rue du Temple. On se remit en marche.
À cinq heures, le Paris bourgeois et le Paris populaire étaient face à face au centre de la ville. Les citoyens en armes remplissaient toutes les voies aboutissant aux Tuileries. La rue Honoré dans presque toute sa longueur, la place des Piques, ex-Vendôme, les rues adjacentes, des Bons-Enfants, des Petits-Champs, et celles qui descendaient de Montmartre à la place des Victoires nationales, enfin les quais, le Pont-Neuf, le ci-devant pont Royal, la place du Palais-Égalité, le Carrousel fourmillaient de baïonnettes étincelant à l’acide soleil de mai. L’air, très frais encore, agitait des drapeaux percés par les balles du 10Août. Mais même cette journée fameuse n’avait point vu pareille mobilisation. Plus de trente mille ouvriers, artisans, chômeurs, employés ne gagnant plus de quoi se nourrir, petits commerçants ou fabricants ruinés par le marasme des affaires, étaient là, prêts à mourir pour leur pain et leurs droits. De l’autre côté, dans la cour des Tuileries, le cul-de-sac Dauphin, sur le Petit-Carrousel, sur les terrasses du Jardin national, dans la cour du Manège, se tenaient les bataillons des “ventres dorés” : une vingtaine de milliers d’individus non moins résolus à mourir pour le respect de la propriété et la suprématie bourgeoise.
L’Assemblée continuait à prendre de démocratiques décisions : poudre jetée aux yeux du peuple pour le dissuader de faire parler la sienne. On avait sourdement entendu les canons rouler sur le pavé, et l’on percevait à travers les murs la confuse rumeur de cette mer humaine qui environnait les Tuileries. Les bruits mêmes du 2Juin. À présent, il semblait près de se reproduire. Fouché était attentif, tendu, mais ne bougeait pas. Des représentants sortaient, revenaient, rapportant des nouvelles. Le mouvement se révélait formidable, cependant la Convention ne manquait pas non plus de forces. L’issue d’un combat demeurait incertaine.
Soudain, vers sept heures, Rovère rentra, tout agité. Il n’avait plus rien d’un furieux terroriste, l’ex-marquis, mais plutôt l’air terrorisé. « Tous les canonniers des sections fidèles sont passés à l’insurrection ! » jeta-t-il. Un bref silence puis un brouhaha succédèrent à cette annonce. La Montagne demeura muette. Parmi ses rangs clairsemés, on exultait néanmoins. Ruhl, entre autres. Toute l’artillerie parisienne aux mains des insurgés, la résistance devenait impossible. Le peuple triomphant allait dicter sa loi. Un mince sourire étirait les lèvres de Fouché. La droite était en ébullition. Ses députés se bousculaient pour monter à la tribune. Le gros Legendre, de sa place, dit calmement : « Tenez-vous donc tranquilles et demeurez sur vos banquettes. La nature nous a tous condamnés à mort ; un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe ! En attendant, la plus belle motion est le silence. »
Sur le Carrousel, Delorme se voyait maître d’enfoncer quand il voudrait les troupes conventionnelles. Les bourgeois allaient payer cher leur dédain pour l’artillerie et l’erreur d’abandonner cette arme aux gens de basse condition. Ceux-ci, à l’instant de la bataille s’étaient tout naturellement rangés avec leurs pareils. Découverte à présent, la cavalerie commandée par le général Dubois se trouvait face à une ligne ininterrompue de canons. La charger serait
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