Les hommes perdus
tribunes. Ils criaient : « À bas les Jacobins ! » Le président Vernier leur imposa silence. Duval continua : « Les citoyens réunis autour du Carrousel ne sont venus ni pour répandre le sang de leurs semblables ni pour manquer aux égards dus à la Convention nationale. Ils sont prêts à se retirer dans le sein de leurs familles, mais ils mourraient plutôt que d’abandonner leur poste, si les réclamations du peuple n’étaient pas écoutées. » Vernier répondit en lisant le décret contre l’agiotage, le décret relatif aux subsistances. Il ajouta qu’au reste l’Assemblée étudierait les propositions des pétitionnaires. On les admit aux honneurs de la séance, le président leur donna l’accolade, et ils assistèrent à une discussion factice sur le rétablissement du maximum que l’on n’aurait jamais pu remettre en vigueur même si on l’eût vraiment souhaité.
Il allait être onze heures. Depuis longtemps les canonniers avaient éteint leurs mèches. Sur le Carrousel et dans les rues, confusément éclairés par les réverbères, les fenêtres et la lumière froide de la lune, régnait un prodigieux chaos. Sous prétexte de fraterniser avec les sections populaires, les soldats bourgeois, déposant leurs armes, s’étaient mêlés aux hommes des faubourgs. Ceux-ci, divisés en petits groupes, noyés parmi leurs adversaires devenus leurs amis, entraînés dans les cafés, chez les traiteurs, ne conservaient plus aucune capacité offensive. D’ailleurs, la nuit eût interdit tout combat. Habitués à se coucher tôt pour se lever avec le jour, les ouvriers retournèrent chez eux par paquets emmenant chacun son canon. Autour de Delorme, demeuraient seuls ses lieutenants et quelques sectionnaires de Popincourt. Peu après onze heures, il se résolut à partir avec eux, n’ayant aucune raison de rester davantage. À minuit, la Convention renvoya sa séance. Duval, Chabrier et les trois autres membres de la députation n’eurent plus qu’à s’en aller, bernés comme des enfants.
Ils se rendaient, bien compte que les avocats venaient, encore une fois, de blouser les patriotes. « En ne nous décidant pas à verser le sang, nous avons tout perdu, constata Duval.
— Parbleu ! s’exclama Pierre Dorisse. Il fallait se battre au lieu de parler ! Si Lazouski avait agi de la sorte au 10Août, nous serions toujours les sujets de Capet.
— Lazouski n’a pas tiré le premier, dit Chabrier, ce sont les Suisses. Si, ce soir, les bourgeois avaient fait feu, nous aurions riposté. Le peuple ne sait pas commencer.
— Bon, nous avons épargné leur sang, mais, soyez-en sûrs, ces bougres de Thermidoriens ne balanceront pas à répandre le nôtre. Il faut aviser. »
Ils allèrent à leur misérable petit comité, rue Mauconseil, et ils passèrent la nuit à envoyer des mots d’ordre pour maintenir sur pied les sections insurgées, pour réunir leurs bataillons dans le faubourg Antoine où l’on se retrancherait contre toute attaque en élevant, au besoin, des barricades.
Pendant ce temps, les Comités de la Convention continuaient leur recrutement secret – ou, plutôt, discret. Ils ne cherchaient pas, comme le croyait Louvet, à se créer une garde prétorienne avec des éléments choisis dans la garde nationale bourgeoise, mais à renforcer celle-ci. Ils appelaient, par convocations individuelles aux bureaux des “bonnes sections”, les militaires en congé connus pour sûrs antidémocrates, ainsi que des muscadins. Car la racaille à toute main et les matamores de salon, du genre Frénilly, ne composaient pas seuls la jeunesse dite dorée. Elle comprenait beaucoup de soldats, aux cadenettes très authentiques : déserteurs, émigrés ayant servi sous Condé et rentrés clandestinement depuis Thermidor, royalistes venus des armées défaites en Vendée ; tous vivant sous des identités fausses, enregistrés à la Sûreté générale et tolérés par elle. On relevait leurs noms sur la liste, on leur expédiait un billet avec lequel ils se présentaient au bureau militaire de la section. Là, ils étaient armés et affectés à des bataillons spéciaux commandés par un officier d’origine écossaise : le général Kilmaine.
Dans la nuit, trois nouveaux détachements de cavalerie arrivèrent aux Sablons, avec de l’artillerie divisionnaire. Un peu plus tard, ce furent les fantassins amenés de Fontainebleau. Au matin, ce 3 Prairial, les forces conventionnelles
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