Les hommes perdus
militaires.
« Et moi, clama le venimeux imbécile Lehardy, je demande l’arrestation de ces monstres : Robert Lindet, Mounier-Dupré, Prieur de la Côte-d’Or ! »
Ainsi, l’instant était venu ! Claude inspira fortement tandis qu’une chaleur nerveuse lui montait aux tempes. Mais de nombreuses protestations partirent aussitôt du centre et même de la droite. « Je rappelle les Soixante-Treize à la pudeur ! s’écria Louvet. Quoi ! s’ils parlent, s’ils vivent encore, ils le doivent à ceux dont on vient de citer indignement les noms ! Eux qui ont si longtemps risqué leurs têtes pour sauver les vôtres, peuvent-ils sans frémir s’entendre traiter de monstres ! Je demande que Lehardy soit rappelé à l’ordre.
— Nous devons, dit Lanjuinais, frapper les complices des assassins, non point attaquer des hommes inattaquables.
— Ils se sont, insista Lehardy, déclarés solidaires des scélérats Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Barère. Dans la nuit du 12, Mounier-Dupré a réclamé l’appel nominal. Il s’est fait depuis le défenseur de Fouquier-Tinville.
— Il a obéi à sa conscience », répliqua Legendre.
Malgré les excitations des nécrophages, la majorité n’était pas mûre pour les holocaustes complètes. Cambacérès, La Révellière-Lépaux, Sieyès, Daunou, Guyton-Morveau, Kervelgan revenu avec la main bandée, et les Limousins Treilhard, Brival, Faye, Rivaud du Vignaud, Soulignac appuyèrent le rappel à l’ordre. Vernier morigéna donc Lehardy. L’incident clos, on passa aux mesures d’ensemble. Tallien s’engagea, au nom des Comités, à présenter dans les vingt-quatre heures un plan général de répression contre « ces hommes qui veulent faire des révolutions et ne savent faire que des révoltes. Profitons de leur maladresse, hâtons-nous de les frapper et de mettre ainsi un terme à la Révolution », conclut-il sous les applaudissements.
« Tallien ! murmura Claude. Tallien, le premier agitateur du faubourg, le fondateur de la Société fraternelle, le courtisan de Marat, le passe-Danton, le sans-culotte à tous crins que nous avons vu siéger au Manège en carmagnole et bonnet rouge ! Tallien qui proclamait alors : Quand l’Assemblée le voudrait, si la Commune ne le veut pas cela ne sera point ! L’adversaire acharné des Girondins au 31mai !..
— Eh ! dit Gay-Vernon, en ce temps-là, c’était un famélique aux dents longues. Maintenant il est riche. Voilà tout. »
En attendant le plan de répression, on décidait que, le quintidi prochain, chaque section s’assemblerait dans son local, « pour procéder au désarmement des assassins, des buveurs de sang, des voleurs, des agents de la tyrannie jetée bas au 9Thermidor ». En d’autres termes, on invitait les autorités sectionnaires, thermidoriennes même dans les quartiers populaires, car nommées par les Comités, à désarmer tous les citoyens considérés comme sans-culottes. Bien mieux, on permit à ces autorités d’arrêter les terroristes et de les traduire devant les tribunaux. « Avec ça, sous huit jours, prophétisa Bordas, il y aura vingt mille personnes en prison. » Enfin, après avoir résolu de ne plus admettre les femmes parmi le public, on renvoya la séance à dix heures du matin. Les représentants décrétés furent gardés à vue dans l’hôtel de Brionne, comme l’y avaient été Robespierre, son frère, Le Bas, Saint-Just. Au petit jour, des voitures vinrent prendre les prisonniers pour les conduire au château du Taureau, près de Morlaix. Cette fois, il n’y eut pas de réaction populaire, parce qu’il n’existait aucune liaison entre les déportés et les patriotes des faubourgs.
Seulement, trois heures plus tard, ce 2 Prairial, le tocsin sonnait de nouveau dans les sections du faubourg Antoine : Quinze-Vingts, Popincourt, Montreuil. Bientôt, la cloche du pavillon de l’Unité leur répondit, appelant les députés à se réunir d’urgence. Elle réveilla Claude qui dormait encore à huit heures du matin, assommé par la fatigue et la tension de la journée précédente. Il sortit du lit en sursaut, puis ses nerfs malmenés se calmèrent. Jamais, même aux plus rudes moments de la préparation du 10Août, ni dans les périodes critiques du Comité de l’an II, il n’avait été si rompu, si las. Alors on agissait, au moins, on soulevait des montagnes. Et puis, Lise était près de lui ; sa simple présence dispensait
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