Les hommes perdus
catholique Lanjuinais, pour l’honorable Daunou, ancien oratorien lui-même, Fouché, autrefois professeur de l’Oratoire, porterait toujours la flétrissure de son athéisme, de ses arrêtés déchristianisateurs, comme il la portait aux yeux de Robespierre. Quant aux infiniment moins honorables et respectables Boissy d’Anglas, Lesage, Laurenceot, Bion et autres acharnés contre Fouché, ils ne lui pardonnaient pas ses atteintes à la sacro-sainte propriété, les contributions patriotiques levées sur les riches Nivernais, son « impôt progressif », sa collusion avec Gracchus Babeuf durant l’hiver dernier, sa méfiance envers une constitution mijotée par des bourgeois. On le savait habile à tramer dans l’ombre, on soupçonnait son influence souterraine dans les soulèvements de Germinal et de Prairial. La droite et le centre avaient craint, certainement, qu’il ne ranimât les ferments de l’hébertisme encore vivaces dans le peuple frustré et mécontent. À deux heures du matin, le 23, au milieu d’une agitation croissante, le décret d’arrestation avait été porté, « à une grande majorité, contre le citoyen Fouché de Nantes ».
En lisant ces mots, Claude s’imagina Fouché à la Conciergerie. Pas du tout. Protégé par Tallien, ou Barras, ou Legendre, ou par son ami Méaulle, membre du Comité de Sûreté générale, il était toujours en liberté le 25, et il publiait une Lettre à la Convention, dans laquelle il évoquait le rapport du Comité de législation concluant à son innocence. La vérité, déclarait-il, avait été « étouffée par les rugissements des passions reluctuantes et furieuses ». Il ajoutait, franchement et habilement à la fois : « Mes ennemis sont les vôtres ; ils ne vous préparent pas un meilleur avenir. Ce n’est pas par des sacrifices partiels de la Convention nationale que leurs haines et leurs vengeances s’apaisent. Les rois n’ont point d’amis parmi vous ; ils vous revendiqueront tous, les uns après les autres. Ils ne vous pardonneront point les services nombreux que vous avez rendus à la liberté. Ils n’oublieront jamais que vous êtes les fondateurs et les amants passionnés de la république. »
Ce jour même, Claude, quittant ses collègues de la députation limousine, Gay-Vernon et Bordas, avec lesquels il venait de dîner au Carrousel, aperçut Fouché qui parlait à un muscadin de dix-neuf ans, le dénommé Hyde de Neuville, connu comme meneur de la jeunesse dorée. Fouché avait la mine défaite, le teint encore plus incolore que de coutume, le bord des yeux plus rouge. Claude attendit qu’il quittât le blondin à la haute cravate, au chapeau en croissant, et s’avança, demandant : « Ma parole ! d’où tiens-tu cet air si affecté ?
— Ah ! répondit Fouché, tout m’accable ! Alors que mes ennemis ne me laissent aucun répit, le plus grand malheur me frappe. J’ai perdu mon enfant, ma petite Nièvre.
— Mon pauvre ami ! Je te plains de tout mon cœur. Il n’y a point de consolation à une peine si déchirante, mais si de savoir ta douleur partagée peut l’adoucir crois bien que j’en prends ma part.
— Je te crois et je te remercie. »
La malheureuse mignonne avait été enlevée en quelques heures par une fièvre muqueuse, au moment où elle atteignait ses deux ans. Et, ajouta-t-il, « ce sont les habitants de la province dont elle portait le nom qui se font mes plus acharnés persécuteurs. Enfin ! je viens de rappeler au jeune Hyde mes services. Sans moi, à Nevers, les Enragés locaux l’eussent expédié tout droit à la guillotine. Il en a convenu et m’a promis de calmer ses compatriotes. Ce garçon-là du moins n’est pas un ingrat… Ah ! mon ami, soupira l’ancien proconsul, le regard éteint, je suis las de vivre. Ne vaudrait-il pas mieux fuir dans le sein de la nature, si nous devons être successivement les jouets des factions qui nous dévorent et ne travailler que pour le néant, la tyrannie et le crime ?
— Ne te laisse pas abattre. J’ai lu ta Lettre. Tu as dit à la Convention ce qu’il fallait lui dire. On t’entendra. Les hommes sages connaissent la nécessité pour tous les révolutionnaires de s’unir. La raison finira par triompher.
— Je le souhaite, murmura Fouché en se passant sur le visage une main maigre et belle ; mais je vois l’avenir sous un jour très sombre. Nous aurons encore bien des orages à traverser, bien des factions à combattre
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