Les hommes perdus
ils en trouvaient l’occasion, on ne pouvait les épargner. Ils seraient jugés, avec les chefs chouans, par une commission militaire réunie à Vannes.
Le soir, au sortir de la Convention, le ménage Tallien donna un grand souper dans sa « chaumière » du ci-devant Cours-la-Reine, achetée à la Raucourt après la libération des « princesses de théâtre ». Claude et Lise avaient été invités avec les Naurissane. Robert Lindet aussi. En vérité, tous les deux n’étaient proscrits que de la Convention. Claude ne se privait pas d’aller à Paris, voir Louvet au Palais-Royal, Cambacérès, Sieyès au café Payen, ou Legendre dans le pavillon même de la Sûreté générale. On le savait de bon conseil, dévoué au seul bien public. On l’écoutait, on l’employait pour renouer avec la gauche si maltraitée et sur laquelle, depuis la proclamation de Vérone, les modérés sentaient le besoin de reprendre appui. Ainsi avait-il réussi à faire élargir Xavier Audouin et son beau-père Pache, le ci-devant ministre Bouchotte, enfin Héron dont l’expérience en matière de police secrète pouvait rendre service dans la lutte contre la conspiration permanente du royalisme. Tous les révolutionnaires s’accordaient maintenant à reconnaître là le véritable ennemi. Sa défaite à Quiberon et à Madrid n’abolissait point le péril. Voilà pourquoi Tallien jugeait bon de rassembler tous ceux qu’il estimait fermement opposés, malgré leurs nuances, à l’ancien régime.
Par cette chaude soirée de juillet où la lumière durerait encore plusieurs heures, la table était dressée dans le jardin, sous un vélum de toile à rayures jaunes et blanches, entre les ombrages des Champs-Élysées et ceux du Cours, parmi les bosquets pleins d’oiseaux. Outre les banquiers, compagnons ordinaires des Thermidoriens – le très suspect Perregaux, Hamelin et sa femme, l’une des Merveilleuses les plus osées qui portait une robe de mousseline quasi transparente sur un maillot couleur chair –, on voyait là Fréron retourné au républicanisme, coquetant avec la citoyenne Beauharnais, Babet Sage, belles amies de Barras, le gros Legendre accompagné de M lle Contat, l’austère Sieyès et le majestueux Cambacérès, Lanjuinais avec son pur profil de médaille, Louvet et sa chère Lodoïska, Kervelgan, La Révellière-Lépeaux, le front bas sous la frange des cheveux, le nez bossu comme le dos, le sage Daunou, Durand-Maillane, Boissy d’Anglas, Merlin-Suspects, l’élégant Marie-Joseph Chénier. En somme, les rescapés de l’ex-Montagne, de l’ex-Gironde et les hommes de l’ex-Marais qui avaient traversé sans risque toute la Terreur.
Ce repas politique rappelait à Claude les banquets des Dantonistes et des Girondins, chez les Roland au ministère de l’Intérieur, chez Dumouriez, plus tard au café Procope, et aussi l’ultime rencontre de Robespierre avec Danton à la table de Panis, dans l’ancienne maison de Santerre à Charenton. Mais les circonstances étaient bien autres. On ne se réunissait pas, aujourd’hui, pour tenter désespérément de s’entendre. On se réunissait parce qu’on s’entendait sur l’essentiel. Tous ici, depuis Claude et Lindet – les plus à gauche – jusqu’aux monarchistes de penchant, comme Lanjuinais, Boissy, voulaient également préserver les principes de 89 et les conditions de la liberté, c’est-à-dire la représentation nationale et la séparation des pouvoirs. Dès lors, que l’exécutif fût confié à un président, à un monarque constitutionnel élu, ou bien à un collège n’importait pas considérablement.
Comme Lanjuinais lui confiait entre haut et bas : « La monarchie constitutionnelle est la seule forme viable et durable de république », Claude répondit : « Je l’admettrais, mais vous ne trouverez pas de monarque, – à moins de faire roi Cambacérès ou Sieyès », corrigea-t-il avec malice.
Au dessert, Lanjuinais se leva. Il salua leur belle hôtesse et lui demanda la permission de « boire à la santé des députés courageux qui ont abattu la tyrannie, le 9Thermidor ». Tallien répliqua en portant un toast : « Aux Soixante-Treize, aux Vingt-Deux, à tous les députés victimes de la Terreur ! » La phrase ne manquait pas de saveur, venant d’un homme qui n’avait pas peu contribué à la proscription des premiers, à la mise hors la loi des seconds, à la mort de Manon Roland et de son vieux mari, de Gorsas,
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