Les hommes perdus
Montgaillard s’établit à Bâle où il écrivit une nouvelle brochure. Il en avait entre-temps publié deux autres, dont une : Conjonctures sur les suites de la Révolution française, contenait les vues les plus remarquables sur l’incapacité des Assemblées nationales successives à sortir de l’anarchie.
À cette époque, les armées de Pichegru et de Jourdan se trouvaient immobiles, face aux armées autrichiennes séparées d’elles par le Rhin. Jourdan tenait le front de Düsseldorf à Mayence ; Pichegru, de Mayence à Bâle. Il avait son quartier à Altkirch, petite ville un peu en arrière de la place forte d’Huningue. Le plan soufflé à Condé par les correspondants de l’agence Brottier, en particulier la baronne Reich, nièce du général Kinglin, un Français servant sous les couleurs autrichiennes, consistait à obtenir que Pichegru livrât Huningue. Le prince entrerait par là en France, unirait son corps d’émigrés à l’armée du vainqueur de la Hollande et ils marcheraient ensemble sur Paris.
Au reçu du billet de Condé, Montgaillard s’était rendu à Mülheim. Il retrouva sans plaisir la petite cour de personnages médiocres, inconscients et vains, pour lesquels il éprouvait le plus parfait mépris. Louis-Joseph de Bourbon lui-même, encore très vert à cinquante-neuf ans, d’un courage allant jusqu’à la témérité, lui apparaissait d’autre part comme un bien petit esprit et une âme veule. Son entourage le dominait. Il s’en rendait compte mais ne faisait rien pour secouer ce joug. Personne, à Mülheim, ne doutait que Pichegru n’entrât dans les vues des agences. Il fallait seulement y mettre le prix. Le général aimait les femmes, la débauche. Sa solde, en assignats, ne suffisait pas à satisfaire ses appétits, il ne le cachait point. Pas plus qu’il ne dissimulait son dégoût de la république. Son action, en Germinal, contre les patriotes parisiens montrait de reste ses sentiments. L’abbé Brottier, Lemaître le donnaient pour acquis d’avance. Montgaillard fut chargé de lui transmettre, au nom de Sa Majesté Louis XVIII, les plus opulentes, les plus flatteuses propositions.
Le prétendu comte savait, par l’ambassadeur anglais en Suisse, Wickham, qui le tenait de lord Grenville, qui le tenait du diplomate Hardenberg, qui le tenait d’un ministre allemand, que Pichegru et Merlin de Thionville – Merlin-Mayence – passaient à la cour de Prusse pour avoir, en floréal précédent, formé tout un plan afin de porter au trône le petit Louis XVII. Et lui, Montgaillard, n’avait-il pas, dès avril 94, à Ypres, révélé au duc d’York et à l’empereur François II que l’on pouvait considérer le général Pichegru comme gagné au royalisme ? Néanmoins, il ne croyait pas l’affaire dans la poche. Ce n’était pas si simple. Il s’en réjouissait, d’ailleurs ; les difficultés, les complications convenaient à son caractère et à ses intérêts. Il commença par se faire allouer cinq cents écus de bon argent, puis il prit la poste avec son secrétaire, l’abbé Dumontet, ancien curé de Montgaillard.
Le lendemain, quittant la grand-route à Soleure, et Bienne dépassée, ils voyaient les maisons jaunâtres de Neuchâtel, étagées sur les pentes, se refléter dans le lac à l’embouchure du Seyon qui traversait la ville. Ils débarquèrent aux messageries. Le comte, un homme de trente-quatre ans alors, grand, brun, s’en alla tout droit chez son imprimeur, le sieur Fauche-Borel, Neuchâtelois plus jeune que lui d’un an. Il descendait d’une vieille famille française réfugiée en Suisse après la révocation de l’édit de Nantes. Libraire, il s’était fait le propagateur de la littérature royaliste, publiant, diffusant par toute l’Europe au moyen d’un vaste réseau de correspondants. Le fameux manifeste du duc de Brunswick était sorti de ses presses. Montgaillard le jugeait très propre à prendre contact avec Pichegru : besogne d’agent subalterne, dont il n’entendait pas se charger en personne. Il se réservait le rôle de négociateur.
Fauche-Borel accepta la commission. Rien ne coûtait à son zèle. Il s’adjoignit un compatriote d’âge et d’expérience, Courant, qui avait été pendant quatorze ans l’homme d’exécution du grand Frédéric. Munis de passeports et des papiers nécessaires pour voyager en France comme négociants suisses acheteurs de biens nationaux, ils partirent le 13 août,
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