Les hommes perdus
pour consolider la république. »
On pouvait le penser. Les royalistes n’étaient pas gens à démordre de leur chimère. Il ne fallait plus compter sur l’Espagne. Fort bien. On se rabattrait sur l’Angleterre. On utiliserait son argent, ses ressources, et on la duperait en l’obligeant à servir au rétablissement de la monarchie véritable. Malgré l’échec de Quiberon, Brottier, Lemaître et les conspirateurs parisiens, Antraigues à Venise, la cour émigrée ne renonçaient pas au plan combiné d’invasion et de soulèvement. À Auray, à Vannes tombaient jour après jour, sous le feu des soldats écœurés par cette boucherie, les émigrés stupidement sacrifiés par l’agence. Le jeune Sombreuil, ayant en vain demandé à Hoche de « faire valoir » une capitulation qui n’existait pas, écrivait à sa sœur avant de marcher au peloton : « Bien des gens auront des doutes sur la journée qui nous a amenés ici, étant abandonnés par celui qui nous a mis aux mains de l’ennemi. » Il visait là Puisaye. « J’aurais pu me sauver comme lui ; mais, s’il m’avait prévenu, j’aurais tout sauvé et ne serais parti que le dernier. Je succombe par devoir, pour les braves gens qui furent abandonnés. » Et pensant à la belle M lle de La Blache : « Réunis-toi à celle que j’allais adopter pour compagne et qui réunissait avec toi mes meilleurs sentiments, dis-lui bien que le soin de son bonheur eût été à jamais mon unique objet. Adieu, mon cœur se brise et mes derniers soupirs se portent vers vous…» Charette, par représailles, fusillait deux cents prisonniers bleus. Warren avait débarqué sur Houat les misérables restes de l’expédition. Il attendait les ordres de Londres et Monsieur amené par lord Moira, avec mille autres émigrés plus deux régiments britanniques, pour tenter une descente en Vendée où Pitt espérait substituer Puisaye à Charette. À Bâle, un certain comte de Montgaillard recevait du prince de Condé le billet suivant : « Je vous demande avec instance d’arriver ici le plus tôt possible pour que nous nous concertions sur l’objet de votre mission ; je me trouve très heureux que vous vouliez bien vous en charger, car il n’y a que vous qui puissiez déterminer le succès. Comptez à jamais sur ma reconnaissance. » Signé : Louis Joseph de Bourbon. Ici voulait dire Mülheim, quartier général du corps de Condé, et la mission consistait à circonvenir Pichegru.
Ce Montgaillard, pas plus comte que Cormatin n’était baron, s’appelait Maurice Rocques, né au hameau de Montgaillard, dans la sénéchaussée de Castelnaudary, en Languedoc : hameau sur lequel son père, officier à la réforme, exerçait des droits seigneuriaux rachetés. Maurice Rocques de Montgaillard, éduqué à la célèbre école de Sorèze, avait ensuite, comme cadet gentilhomme, puis lieutenant, fait la guerre d’Amérique avec le régiment d’Auxerrois où Jourdan était simple soldat. Le marquis de Bouillé commandait cette troupe. Par la suite, devenu agent diplomatique secret, Montgaillard avait organisé avec Bouillé la fuite de la famille royale et milité pour elle jusqu’au 10Août. À ce moment, il possédait de très vastes relations, non seulement dans le parti royaliste et la haute émigration, mais aussi parmi les révolutionnaires. Il fréquentait notamment Sieyès, Barère qui, au temps du premier Comité de Salut public, l’envoya en Angleterre. Il y servit la diplomatie secrète de Danton, puis celle de Robespierre, tout en se déclarant contre lui. Connaissant bien l’état des choses et des esprits aux Tuileries, il put dénoncer les divisions des Comités et annoncer la chute prochaine de l’Incorruptible, dans une brochure : État de la France au mois de mai 1794, qui lui valut une réputation considérable lorsque ses prévisions se réalisèrent exactement, deux mois plus tard. Depuis, en rapports avec Vérone, avec Antraigues et l’agence de Venise, il se promenait un peu partout en Europe, intrigant-né, ambitieux, cherchant un rôle à la mesure de ses facultés, qui étaient grandes mais anarchiques. À la mi-janvier 1795, il se rendait en Suisse pour voir son imprimeur, quand, sur le Rhin, il rencontra un ancien condisciple de Sorèze, le vicomte de Maccarthy-Levignac, aide de camp de Condé, auquel il le présenta. Engagé par le prince à observer « l’esprit des frontières ainsi que celui de l’armée du Rhin »,
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