Les hommes perdus
26 Thermidor, lendemain du jour où Claude avait rencontré Fouché sur le Carrousel. Ils franchirent sans difficulté la frontière et atteignirent Altkirch dans la journée. Montgaillard avait gagné Bâle pour y attendre les événements.
La toute petite ville d’Altkirch – plutôt un village bâti en amphithéâtre sur une colline dominant les eaux claires de l’Ill – regorgeait d’uniformes. L’état-major, les divisionnaires, les aides de camp, les officiers et les secrétaires venus avec Merlin de Thionville et les trois autres représentants en mission à l’armée du Rhin, encombraient maisons et auberges. Partout on ne voyait que panaches bleu, blanc, rouge, ceintures tricolores, revers dorés. On n’entendait que voix martiales, batteries de tambours, sonneries de trompettes, hennissements, roulements de fers sur le sol caillouteux. C’était un perpétuel mouvement d’estafettes, d’escortes accompagnant des généraux, de généraux accompagnant les représentants, de représentants et de généraux accompagnant le général en chef. Tout ce monde allait, venait, partait, rentrait. Les deux faux négociants eurent bien du mal à se loger. Deux jours plus tard, Fauche-Borel perdait espoir de parler à Pichegru, toujours entouré. « Mais si, dit Courant. Il n’est que de nous placer sans cesse sur son passage ; nous arriverons bien ainsi à fixer son attention. »
Il y fallut la semaine entière. Pichegru avait peu à peu remarqué la longue figure chevaline de Fauche, qui se présentait constamment à ses yeux. Une telle persistance ne provenait sûrement pas du hasard. Il ne tarda pas à comprendre qu’il s’agissait d’un émissaire royaliste, mais il ne pouvait le recevoir ici. Un matin, sortant de son quartier et voyant ce personnage près de lui, il dit tout haut : « Eh bien, en selle, citoyens. Nous allons à Huningue. » Quoique le temps menaçât, Fauche-Borel partit à pied, bientôt dépassé par la brillante cavalcade. En trois quarts d’heure il atteignit la porte de France, franchit le pont-levis au milieu des allants et venants. Au poste, sous la voûte, il s’enquit de l’endroit où l’on voyait le général Pichegru. « Il passe une revue sur la place d’armes », répondit un sergent. Fauche s’y rendit et, se frayant un chemin parmi les curieux qui regardaient manœuvrer la troupe, s’approcha le plus possible de l’état-major groupé dans le saillant. Pichegru reconnut la longue figure pâle. Le défilé terminé, il annonça aux représentants, à voix très haute : « Je vais dîner chez M me de Salomon. Venez donc avec moi, citoyens. » Ce renseignement laissa le libraire perplexe.
« Ah bah ! s’exclama-t-il, quelle est donc cette dame pour que le général convie tous ces hôtes chez elle ?
— Vous n’êtes pas d’ici, il paraît, l’ami, répondit son voisin en ouvrant un grand parapluie blanc. M me de Salomon, c’est la bonne amie du général, tout un chacun sait cela. Lui et ses officiers ou ses estafettes ne cessent de parcourir la route conduisant au château. »
De larges gouttes étoilaient la poussière, dispersant les badauds. Fauche-Borel trouva un voiturier et lui commanda de le mener chez la dame. Elle habitait une grosse maison bourgeoise, sur une éminence au pied de laquelle se tapissait un hameau. Fauche s’y fit arrêter à l’auberge, mangea pour donner à Pichegru le loisir d’achever son dîner, puis gravit la colline. Il pleuvait à verse. Au château, le visiteur fut introduit dans un vestibule lambrissé, dallé de noir et blanc où il attendit, écoutant un bruit de voix sur lequel tranchait parfois le timbre claironnant de Merlin. Le laquais ressortit, suivi par Pichegru tenant sa tasse de café. « Que désirez-vous, citoyen ? » s’enquit-il à sa manière un peu brusque.
Selon une tactique mise au point avec Courant, Fauche-Borel se présenta comme imprimeur allant publier un manuscrit de Jean-Jacques Rousseau. Il serait très honoré si l’illustre général consentait à en accepter la dédicace. C’était une ouverture pour permettre à Pichegru de déclarer ses sentiments. Il buvait son café en dévisageant le libraire de ses petits yeux perçants. « Fort bien, dit-il, mais il me faudrait le lire d’abord, car ce Rousseau a des principes de liberté qui ne sont pas les miens. Je serais très fâché d’y attacher mon nom.
— Dans ces conditions, j’ai autre chose à
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