Les joyaux de la sorcière
ce n’était à pleurer tout court…
— Elle l’a changé à ce point ?
— Vous ne pouvez imaginer. Si vous l’aviez connu…
— Ah non, pas ça ! coupa-t-elle. Il n’est pas mort que je sache et il n’y a aucune raison pour en venir aux regrets éternels. Surtout si nous pouvons l’empêcher ?
— Nous ? Me proposeriez-vous une association ?
— Pourquoi pas ? Rien ne me ferait davantage plaisir qu’arracher une proie à cette chère Alice. Voyez-vous, continua-t-elle avec la franchise brutale qui lui était particulière, j’ai été la maîtresse de Serge Obolensky et nous devions nous marier quand elle me l’a soufflé sous le nez. Ce sont des choses qui ne s’oublient pas.
— Si j’en crois son regard quand il se pose sur vous, elle ne vous aime pas beaucoup plus ?
— C’est parce qu’elle n’a pas le sens de l’humour. Nous nous retrouvons de temps à autre, Serge et moi et elle le sait. Allons entendre un peu de bonne musique ! C’est excellent pour l’élévation de l’âme !
Renonçant à explorer plus avant celle des femmes américaines, Aldo se laissa entraîner jusqu’à un confortable fauteuil où il faillit bien s’endormir bercé par le rythme solennel de la Pavane exécutée par un quatuor tchèque au nom imprononçable. Il eut au moins le loisir de réfléchir. Si Pauline en mélomane avertie applaudit chaleureusement les œuvres interprétées, elle n’en garda pas moins le silence absolu pendant la durée du concert. À deux rangs devant eux, Aldo pouvait voir les épaules et les têtes souvent rapprochées d’Alice et d’Adalbert et cela lui donna tant à penser qu’il finit par ne plus avoir envie de dormir… Comment faire pour briser le sortilège ?
Un moment plus tard, les invités du Commandant se retrouvaient sur la piste de danse du grand salon, brillamment éclairée par la pluie de lumières tombant comme des feuilles d’or des caissons dorés à la feuille du plafond tandis qu’autour les tables où l’on se reposerait en buvant du champagne restaient dans une agréable pénombre. Le jazz remplaçait Ravel et l’orchestre du bord s’en donnait à cœur joie.
Aldo venait d’entamer, avec Pauline, un slow un rien langoureux qu’il appréciait parce que la jeune femme était une bonne partenaire. Le parfum complexe mais délicat qui émanait d’elle rendait fort agréable le rapprochement de leurs corps lorsqu’une main se posa sur son épaule :
— Si tu le permets, c’est mon tour maintenant !
Et Gilles Vauxbrun, tiré à quatre épingles, comme à son habitude lui enleva d’autorité sa danseuse. Celle-ci se mit à rire :
— Vous voilà ressuscité, on dirait ? Mais que vous êtes donc beau !
— Il fallait que je vous rejoigne ! Je ne pouvais plus supporter l’idée de vous savoir éloignée de moi. Ça ne te contrarie pas que je prenne ta place ? ajouta-t-il, un rien acerbe, à l’adresse d’Aldo. Et sans attendre de réponse, il disparut avec Pauline au milieu des danseurs.
Résigné, Morosini alla s’asseoir à une table, appela un serveur pour lui commander une fine à l’eau et resta un moment à contempler le joli spectacle des robes chatoyantes dont le mouvement allumait les reflets, des jambes gainées de soie claire, des pieds chaussés d’escarpins ou de fines sandales à hauts talons or ou argent. Quand la danse prit fin, il vit que Vauxbrun emmenait Pauline à une table de l’autre côté de la piste. Quant à Adalbert et Alice, ils n’étaient visibles nulle part. Pensant qu’il ferait mieux d’aller se coucher, Aldo finit son verre et quitta sa place pour rentrer chez lui. Il se sentit fatigué tout à coup sans qu’il eût rien fait pour justifier cette lassitude. Plus morale peut-être que physique. Après celle d’Adalbert – surtout sans doute à cause de celle d’Adalbert ! – la défection de Vauxbrun lui était aussi sensible que désagréable. Il avait la sensation d’être un pestiféré.
Avec un dernier regard à la piste illuminée où les couples s’enlaçaient pour le plus argentin des tangos, il se disposait à franchir le seuil du salon quand il se heurta à Ivanov.
— Vous partez déjà ? Il est à peine onze heures ! s’écria celui-ci avec une cordialité inattendue.
— Cela me paraît une heure excellente pour bouquiner dans son lit, répondit-il s’attendant à ce que le garçon se lance dans une apologie de la vie nocturne mais il n’en fut
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