Les larmes du diable

criai-je.
    — Fais attention toi-même, sale épouvantail, maudit bossu ! »
    Deux yeux furibonds me fixaient et je reconnus le visage crasseux de la fillette qui avait provoqué un attroupement à la porte du boulanger. Je la regardai s’éloigner en tirant la jambe. « Pauvre petite, dis-je. Quand les gens prétendent que les mendiants ôtent le pain de la bouche des vrais ouvriers, je me demande s’ils pensent aux enfants abandonnés, comme celle-ci.
    — Ah çà ! Avez-vous découvert d’autres informations dans ces vieux documents, hier soir ?
    — On parle beaucoup des guerres des Grecs dans ces manuscrits. Ils ont utilisé de multiples stratagèmes. Un jour, pour faire croire à ses adversaires que ses troupes étaient bien plus nombreuses, Alexandre a attaché des torches à la queue de moutons. En espionnant son camp la nuit venue, les Perses s’y sont trompés.
    — Sottises et billevesées, maugréa Barak. Les moutons ont dû courir dans tous les sens. Au reste, quel rapport avec notre affaire ?
    — Je ne sais pas pourquoi je ne peux pas me sortir cette histoire de la tête. On y fait aussi allusion à un liquide utilisé par Rome dans ses guerres contre Babylone. Il y a des livres sur les campagnes romaines à Lincoln’s Inn ; il faudra que j’essaie de les consulter.
    — Tant que cela ne vous demande pas trop de temps.
    — Avez-vous envoyé un message à Cromwell concernant Bealknap et les Douanes ?
    — Oui. Et hier soir, j’ai essayé d’en apprendre davantage sur le gaillard qui nous a suivis. Mais j’ai fait chou blanc.
    — Nous ne l’avons pas revu. Peut-être a-t-il renoncé.
    — Peut-être. Je continue quand même à ouvrir l’œil. »
    Dans une ruelle, nous nous trouvâmes devant le cadavre gonflé d’un dogue mort qui dégageait une puanteur infâme. Pourquoi les gens venaient-ils tous s’agglutiner dans la Cité, comme des rats en quête de nourriture, pour finir le plus souvent par mendier dans les rues. L’appât du gain, sans doute. L’espoir de récolter laborieusement de quoi vivre. Des rêves de richesses.
    St Sepulchre’s était l’une des nombreuses rues qui donnaient sur le grand espace ouvert de Smithfield, très calme ce matin, car ce n’était pas l’un des jours de foire où bouviers et bergers menaient des centaines de bêtes au marché aux bestiaux. Sur l’un des côtés se dressait l’hôpital St Bartholomew, vide et silencieux derrière son grand mur ; un homme des Augmentations montait la garde à la porte. Lorsque le monastère avait été dissous l’année précédente, les malades avaient été renvoyés et forcés de se débrouiller par leurs propres moyens. On parlait d’un nouvel hôpital subventionné par de riches fondateurs, mais rien n’était encore décidé.
    Le monastère lui-même se dressait perpendiculairement à l’hôpital. Ses hauts bâtiments — dont certains avaient disparu — dominaient le parvis. Là aussi, un homme montait la garde devant la porte. Je vis des ouvriers qui sortaient des caisses et les empilaient contre le mur, où un groupe d’apprentis en sarrau bleu s’activaient autour d’elles.
    « Je ne vois Kytchyn nulle part, dit Barak. Interrogeons le garde. »
    Nous traversâmes le vaste espace vide où des chemins coupaient des pans d’herbe rabougrie. On remarquait un large carré où l’herbe ne poussait plus et où la terre se mêlait à des cendres noircies : l’emplacement du bûcher destiné aux hérétiques. Cromwell m’avait raconté autrefois qu’il mourait d’envie de faire brûler un papiste ; or, deux ans auparavant, il y était parvenu : un saint de bois avait nourri le bûcher lors du supplice du père Forest, suspendu enchaîné au-dessus du feu pour prolonger son agonie devant dix mille spectateurs. Il avait contesté la suprématie du roi sur l’Église de façon si légale qu’il aurait dû être exécuté comme traître et non brûlé, mais Cromwell avait décidé de passer outre à ces subtiles distinctions. Je n’avais pas assisté au supplice, mais je détournai les yeux de l’endroit, incapable de chasser les images de cette mort horrible. J’arrêtai Chancery devant la porte d’entrée du monastère et mis pied à terre.
    Les caisses qu’on ramassait étaient pleines d’antiques ossements brunâtres. Un groupe d’apprentis fouillait dedans, jetant sur le sol des morceaux de suaires déchirés, sortant des crânes et raclant soigneusement la mousse verdâtre collée sur