Les Lavandières de Brocéliande
avait-il expliqué à Yann. Ils ignorent complètement l’œuvre de Chrétien de Troyes, le bien nommé, qui a su relire les anciennes légendes celtes avec le regard illuminé d’un témoin éclairé de la splendeur de la Création divine. Qu’est-ce que la quête du Graal, sinon celle du pèlerin animé par l’Esprit-Saint et guidé par la Providence ? La Table ronde réunissant les meilleurs chevaliers du monde n’est-elle pas une résurgence de la Cène où le Christ a reçu ses disciples pour son dernier repas ? Et il émanait des chevaliers eux-mêmes, bardés de fer et porteurs d’oriflammes, la beauté des archanges et la sainteté des moines.
L’abbé Guilloux était intarissable lorsqu’il abordait son sujet favori, et sa culture était si vaste que Yann ne se lassait pas de l’écouter. Comme l’avait prédit le curé qui jadis avait marié Edern et Solenn, il était revenu à Tréhorenteuc pour y rencontrer un prêtre tout aussi original et tout aussi mal vu des hautes instances religieuses. À un quart de siècle de distance, ces deux curés en exil offraient l’exemple si rare de la foi combinée à la liberté d’esprit. C’est pourquoi, au détour de ses randonnées, Yann ne manquait jamais une occasion de venir s’entretenir avec le gardien de l’église du Graal. Il en profitait pour l’aider à colmater les brèches de la toiture et les trous dans les murs. Parfois, il remarquait qu’en son absence certains travaux avaient été réalisés. Quand il lui demandait si certains paroissiens venaient lui prêter main-forte, le prêtre répondait d’un ton mystérieux :
– Les paroissiens ? Non, je ne les vois jamais. Mais de temps à autre, des hommes de bonne volonté tels que toi m’apportent leur secours. Je les paye en bénédictions. Cela ne nourrit pas son homme, mais cela permet d’affronter l’adversité lorsqu’on a tout perdu et que l’on en est réduit à se cacher dans les bois.
L’abbé n’en avait pas dit plus, mais Yann avait compris.
C’est pourquoi, lorsqu’il avait fallu trouver une solution pour mettre Loïc à l’abri des Allemands, le garde forestier avait tout naturellement pensé à l’abbé Guilloux.
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– Tiens, Yann, mon vieux complice ! Je vois que tu m’as amené de la visite. Depuis que je suis à Tréhorenteuc, je crois que je n’ai jamais reçu tant de personnes à la fois !
L’abbé Guilloux avait un ton chaleureux. Vêtu d’une soutane élimée, chaussé de godillots plus habitués aux sentines de la forêt qu’à l’asphalte des villes, la silhouette fine et le visage creusé par les jeûnes, le buste cambré pour compenser sa petite taille, l’homme d’Église inspirait d’emblée confiance. Il saisit le garde forestier par les épaules, dans une étreinte virile, puis serra vigoureusement la main de Gwenn puis de Loïc.
– Mon père, nous venons vous trouver pour que vous nous aidiez à prendre soin de ce garçon. Il se nomme Loïc Le Masle, il est charbonnier et en ce moment beaucoup de gens en ont après lui. Beaucoup trop…
– Un charbonnier, hein ? réagit l’abbé Guilloux. Ceux de ta corporation n’ont jamais été réellement acceptés dans le pays. Sais-tu pourquoi, Loïc ?
Le bossu écarquilla les yeux et eut une moue désabusée.
– C’est un travail sale… Un métier de sauvage… On nous prend pour des bêtes.
– Non, mon fils ! Ce n’est pas pour cette raison ! l’interrompit le recteur. C’est à cause de la charbonnerie…
Loïc fit une grimace d’incompréhension.
– La charbonnerie ?
– Tu es trop jeune pour avoir connu ça, répliqua le prêtre. La corporation s’est progressivement éteinte à la fin du siècle dernier, en même temps que le métier. Mais si tu avais vécu en 1820, tu n’aurais pu exercer sans avoir au préalable suivi un rituel d’initiation et prêté serment. En ce temps-là, les charbonniers ne se contentaient pas d’alimenter leurs fouées pour faire du charbon de bois. Ils constituaient une société clandestine à but politique. Le mouvement s’est tout d’abord développé en Italie, dans le royaume de Naples, sous le nom de carbonarisme. Il a été importé en 1809 par un révolutionnaire français, par ailleurs « bon cousin charbonnier » et membre de la franc-maçonnerie. Les carbonari combattaient la royauté et souhaitaient obtenir l’indépendance et l’unification de leur pays…
– En quoi cette confrérie a-t-elle
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