Les Lavandières de Brocéliande
sautoir prolongée d’une croix.
Un jour, il le savait, ces merveilles orneraient l’église enfin restaurée, même s’il devait, pour y parvenir, se battre toute sa vie contre les médisants et les clercs à courte vue. Les pèlerins viendraient du monde entier pour se recueillir dans ce lieu saint à nul autre pareil, ce navire de saint Brendan voguant en pleine forêt à la recherche du paradis, poussé par le souffle des légendes et guidé par l’esprit de la fée, Notre-Dame de Brocéliande.
En attendant, cette église imaginaire existait dans son cœur et dans son esprit, et cela lui suffisait. Ce n’est pas l’homme qui habite le temple, mais le temple qui doit habiter l’homme. D’ailleurs, il ferait inscrire, au fronton de l’édifice, la phrase suivante, sous forme d’une énigme que seuls sauraient décrypter les cœurs purs : « La porte est en dedans. »
Dès qu’il avait appris que Tréhorenteuc avait un nouveau curé, Yann était l’un des rares à être venus lui souhaiter la bienvenue.
– J’ai un peu connu votre prédécesseur, voici plus de vingt-cinq ans, lui avait-il dit. Un drôle de personnage mais un brave homme. Je dirais même un homme brave. J’étais tout jeune, à l’époque, mais il m’a dit une chose étrange. Il m’a affirmé que je reviendrai ici, dans cette église. Et il m’afait promettre de vous transmettre son bonjour. N’est-ce pas étrange, mon père ?
L’abbé Guilloux avait souri.
– Rien ne m’étonne plus en ce bas monde. Ni les mesquineries des hommes, ni les miracles que nous envoie Dieu chaque jour, comme des signaux que nous ne voulons pas voir, des messages que nous ne voulons pas comprendre. Je suis heureux de savoir qu’un prêtre, qui sans doute me ressemblait, m’a précédé en ces lieux. Et je me sens honoré de son salut, après toutes ces années. Cela veut dire que, si les hommes ont négligé cette paroisse, Dieu, lui, ne l’a pas oubliée. Crois-tu en Dieu, Yann ?
– Je ne vais pas vous mentir, mon père. Mon église à moi, c’est la forêt de Brocéliande. C’est là que je me sens le plus près de ce qui pourrait s’apparenter au Ciel. Alors, si Dieu existe, c’est dans ces bois que je le cherche, et non pas entre vos murs de pierre…
Les yeux d’Ernest Guilloux avaient pétillé d’une lueur espiègle.
– Dieu se montre quand il veut, où il veut et à qui il veut, Yann. Il est présent aussi bien dans la sainte communion que dans le cri d’un merle. Mais si la forêt peut devenir une cathédrale d’arbres, pourquoi l’inverse ne serait-il pas possible ? Toi, Yann, tu as placé ton église intérieure dans la forêt de Brocéliande. Moi, mon ambition est de faire entrer la forêt de Brocéliande dans mon église. C’est un rêve fou, sans doute irréalisable, mais j’y crois. Je voudrais faire de Tréhorenteuc l’église du Graal.
L’abbé Guilloux nourrissait une véritable passion pour les légendes de la Table ronde et la mythologie du Graal. À ses yeux, chaque pierre, chaque arbre, chaque brin d’herbe ou animal de la forêt de Brocéliande était un morceau d’histoire, un fragment de conte dont les héros avaient pour nomArthur, Guenièvre, Merlin, Viviane ou Morgane. Les lieudits de la forêt eux-mêmes étaient des invitations à pénétrer dans la grande épopée arthurienne : le Miroir-aux-Fées, le Val-sans-Retour, le lac de Viviane, le tombeau de Merlin, la fontaine de Barenton. Lorsque le vent agitait le feuillage argenté des saules, on croyait voir briller les armures des chevaliers se livrant à quelque joute ou se préparant au tournoi. Les pierres levées, menhirs ou dolmens, balisant la forêt de leurs masses imposantes, semblaient des géants aux aguets. Les gouttes de pluie rebondissant sur le miroir des lacs évoquaient le rire cristallin de Viviane. Et la course du soleil, de l’aube à midi puis de midi au soir, était à l’image de la force ascendante puis déclinante de sire Gauvain.
Pour autant, le recteur de Tréhorenteuc était un fervent catholique, et ne pouvait être suspecté de se livrer à d’obscures pratiques païennes. Le dédain avec lequel les clercs avaient rejeté la geste arthurienne et la symbolique du Graal dans la géhenne des superstitions et du folklore relevait selon lui d’un malentendu dommageable doublé d’une étroitesse d’esprit qu’il jugeait criminelle.
– Les prêtres ne jurent que par la Bible et les Évangiles,
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