Les Lavandières de Brocéliande
en outre coupable d’inceste et de fratricide. Et la malédiction que Dahud appelait sur leurs têtes était celle des Atrides.
Philippe, de son côté, sentait monter en lui les prémices des malaises qui le saisissaient lorsqu’il était confronté à une émotion trop forte. Ses parents et sa fiancée avaient prêté un faux serment pour qu’il ne soit pas inquiété par les gendarmes, mais leurs témoignages tiendraient-ils face à une enquête sérieuse ? Même s’il n’avait pas tué Annaïg, le fait qu’il ait menti sur son emploi du temps le désignerait à coup sûr comme le suspect idéal. Il serait condamné et paierait pour le crime d’un autre. Sans doute ce Loïc Le Masle, dont il regrettait à présent d’avoir pris la défense l’autre jour. Tout à l’heure, il avait déjà vu la réprobation se dessiner sur le visage de Gwenn, qui pourtant était son amie de toujours. Qu’en serait-il, lorsque ses crimes réels ou supposés seraient détaillés et livrés à la vindicte publique ?
Il sentit la sueur envahir son front et ses membres se mettre à trembler quand un cri aigu retentit juste derrière lui.
En se retournant, il vit Rozenn se courber en deux, comme hachée par la douleur.
Une femme pointa le doigt vers le sol, entre les pieds de la jeune femme.
– Regardez… Du sang ! Elle perd du sang !
Une flaque de sang s’élargissait en effet à l’endroit où se trouvait Rozenn.
– Mon Dieu ! s’écria Françoise en la prenant par le braspour l’aider à sortir de l’église, aussitôt suivie par Hubert et Philippe.
Les villageois firent un pas en arrière pour laisser la voie libre aux Montfort en fuite.
Dahud poussa un ricanement démoniaque et désigna les gouttes de sang qui s’égrenaient sur le carrelage jusqu’au parvis du lieu saint, comme un chemin de croix parsemé de roses.
– C’est la malédiction de la lavandière de sang qui continue. Elle en a jamais assez. Elle veut du sang ! Du sang, du sang, encore et toujours !
Le père Jean prit Dahud par les épaules et la secoua violemment pour la faire revenir à elle.
– Calme-toi, Maëlle ! Il n’y a ni lavandière de sang ni malédiction ici. Nous sommes sous la protection du Seigneur…
Dahud se débattit et saisit à son tour le prêtre par le col de sa soutane :
– Non ! Ce sont des menteries de curés, tout ça. Pas de justice ! Pas d’espoir ! J’entends Barenton qui gronde. La fée a été offensée. Aujourd’hui, elle se venge.
Ce fut au tour de Yann de se précipiter pour aider le père Jean à maîtriser Dahud, tandis que les fidèles reculaient en se signant, persuadés que la lavandière était possédée par quelque démon.
– Qu’est-ce qu’il te prend, Maëlle ? Tu es devenue folle ? Les lavandières de la nuit ne sont pour rien dans la mort de ta fille, pas plus que la fée de Brocéliande… Tout ça, c’est des conteries, tu le sais bien.
La vieille fixa son ami d’enfance avec des yeux égarés et se mit à bredouiller des paroles incohérentes, comme si elle psalmodiait une comptine enfantine :
– Ils étaient cinq amis… à la vie, à la mort… qui s’enallaient à Barenton pour y jeter des épilles . L’un a poussé la fiancée, qui s’est piqué le doigt. L’autre a arrosé le perron et fait gronder la fontaine. Le fiancé est mort à la guerre. La fiancée est morte de chagrin. Le troisième s’est cassé la jambe. Le quatrième a vécu dans les bois. Et la cinquième… la cinquième lave le linge des morts.
Puis elle se mit à fredonner :
Tords la guenille
Tords le suaire.
La fontaine est claire
Et se mouille de sang.
Troisième partie
La fontaine de Barenton
36
Mardi 30 novembre 1943
– C’est pas un temps à mener la buée , se plaignit Fanchon en exhibant ses paumes rougies de froid. V’là qu’j’ai les mains toutes crevées d’engelures…
– Ça ne lui plaît pas, au Corentin, les mains gercées ? ricana Nolwenn en frappant son linge de son battoir. Il doit pourtant pas les avoir si douces, à raboter le bois et à planter des clous toute la journée !
– C’est vrai qu’à part aux beaux jours, c’est bien difficile de garder de jolies mains, remarqua Margarit. Tiens, Louison, tu m’aides à essorer mon drap ?
– Y a pas qu’les mains qui font la beauté, tempéra Louison en empoignant le bout du drap alourdi d’eau glacée. Y a aussi les joues et le bon teint qui plaisent aux garçons. Et pour
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