Les Lavandières de Brocéliande
pour faire émerger la vérité sans trahir notre vœu…
– Vous me prêtez bien des talents, fit remarquer l’abbé Guilloux. Qu’ai-je fait pour mériter une telle réputation ?
– Votre position vis-à-vis du suicide, répondit le père Jean avec un léger embarras. Lorsqu’on a découvert le corpsd’Annaïg plongé dans l’eau du lavoir, j’ai aussitôt pensé qu’elle avait mis fin à ses jours…
– Avait-elle des raisons de commettre cet acte désespéré ? l’interrompit Guilloux.
– Ce qu’elle m’a dit permettait de le supposer. Or, vous connaissez comme moi la position de notre très sainte mère l’Église vis-à-vis des suicidés…
– … la fosse commune pour le corps et la damnation éternelle de l’âme.
– En effet. Or, la seule idée de priver la pauvre enfant, déjà suffisamment meurtrie par la vie, d’une messe d’obsèques et d’un enterrement chrétien m’a plongé dans un accablement profond. J’ai alors songé à vous, au courage qu’il vous avait fallu pour passer outre aux interdits de l’Église. J’ai compris à ce moment-là la profonde humanité de votre geste…
– Un geste qui m’a valu d’être exilé dans une paroisse fantôme, observa l’abbé Guilloux avec une pointe d’humour teintée d’amertume.
– … mais qui vous a permis de demeurer en accord avec votre conscience. Moi, j’aurais été incapable d’une telle liberté, d’un tel sacrifice. Je me serais contenté de suivre sans discuter les directives de l’Église. Et je me serais reproché toute ma vie d’avoir refusé à cette malheureuse les secours de la religion.
Ernest Guilloux sourit et posa une main sur l’épaule du vieux prêtre.
– Vous êtes un brave homme, père Jean. Vos doutes sont un gage de la sincérité de votre foi, et l’humilité avec laquelle vous les partagez vous honore. Je serai heureux de vous entendre en confession et de porter avec vous le poids du secret d’Annaïg.
Le père Jean, soulagé par la réponse de l’abbé Guilloux, fut saisi d’une telle émotion qu’il se mit spontanément à genoux et lui baisa la main.
– Merci, mon père !
– Relevez-vous, père Jean, répondit le recteur de Tréhorenteuc en aidant le vieillard à se redresser. Et prononcez les formules de l’acte de contrition.
42
Dimanche 5 décembre 1943
L’église du Saint-Graal était plongée dans la pénombre, que venait rompre de sa clarté pâle la lune qui commençait à s’arrondir. Au pied du vitrail des chevaliers de la Table ronde se tenaient Loïc et l’abbé Guilloux, semblables à deux conspirateurs échangeant à voix basse des secrets lourds de conséquences.
– J’ai entendu le sifflement du geai aujourd’hui à mâtines, commença le bossu en regardant le prêtre dans les yeux. J’ai compris que vous souhaitiez me voir d’urgence. J’ai attendu la nuit…
– Je t’en remercie, Loïc. Je t’ai demandé de venir car tu peux m’aider à faire en sorte que le meurtrier d’Annaïg soit enfin arrêté et jugé pour ses actes…
– Vous savez qui c’est ? l’interrompit Loïc, surpris.
– Oui, et tu le sais aussi, j’en suis convaincu. C’est pourquoi tu dois te confier à moi…
– Non, je ne sais pas, se renfrogna le bossu. Je n’ai rien vu. J’ai déjà parlé aux gendarmes…
– Tu n’as rien vu, mais tu as peut-être entendu quelque chose… Une chose grave, qui pourrait fournir aux forces de l’ordre le mobile du criminel. Une chose que tu as sans doute omis de dire aux gendarmes, pour ne pas attenter àla réputation de la victime et risquer de faire porter les soupçons sur un innocent, je me trompe ?
Loïc baissa les yeux.
– Comment… Comment savez-vous tout ça ?
Le recteur poussa un profond soupir et posa sa main sur le bras du charbonnier, afin de l’assurer de sa compréhension.
– Annaïg avait un secret. Un secret qu’elle a emporté avec elle dans la tombe. Mais avant sa mort, elle a eu le temps de le confier à une personne qu’elle a jugée digne de sa confiance. Mais cette personne ne peut rien révéler à quiconque, pas même aux gendarmes. Elle croit connaître l’identité de l’assassin, mais ne peut rien dire.
Loïc leva des yeux perdus vers l’abbé.
– Je… Je ne comprends pas.
– Annaïg s’est confessée la nuit même de sa mort au recteur de Concoret, le père Jean. Elle lui a dit certaines choses qu’elle était alors la seule à savoir, et
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