Les Lavandières de Brocéliande
de temps. Attendez, tous les papiers sont là…
Il se réinstalla à son bureau avec un vieux classeur contenant des formulaires et des lettres usés par le temps.
– Le patriarche Alphonse de Montfort ne supportait pas l’abolition du droit d’aînesse décrétée par la République, expliqua le notaire. Aussi avait-il eu soin de partager l’héritage de ses fils en deux : à l’aîné, Edern, revenaient le titre, le château et les terres, car c’est lui qui serait responsable de la continuité de la lignée familiale ; au cadet, Hubert, restait, pour une part évaluée égale sur le plan financier, le portefeuille d’actions et d’obligations. Ainsi, aucun des deux fils n’était lésé, ainsi que l’exige la loi.
– Mais à la mort d’Edern, Hubert a hérité de tout, fit remarquer Yann.
– Je vous l’accorde. Mais la part qui eût dû lui revenir de droit ne concernait que les titres. Or, la crise de 1929 est passée par là, et a ruiné entièrement le portefeuille boursier des Montfort, qui n’ont plus que leurs terres et leurs biens immobiliers. Cela signifie qu’Hubert ainsi que son fils Philippe n’ont plus un sou. Tout ira à la fille d’Edern et deSolenn. Vous ne pouvez pas savoir à quel point cela me réjouit…
Par le sourire cruel qui déforma ses lèvres, le notaire démontrait avec suffisamment d’éloquence à Yann qu’il se réjouissait moins du bonheur de Gwenn que de la déchéance d’Hubert et de Philippe. Mais le garde-chasse ne releva pas.
– En pratique, que va-t-il se passer à présent, maître ?
Le notaire écarta les mains, comme s’il s’en remettait au destin.
– Il y a deux solutions. Soit Hubert contredit les pièces incontestables que je suis en mesure de produire et nous devrons nous attendre à un long procès. Soit il admet qu’il a spolié les intérêts de l’épouse de son frère et de sa propre nièce, puisque Gwenn est la cousine de Philippe, et dans ce cas il n’aura qu’à signer l’acte notarié de cession unilatérale de biens que je vais me faire un plaisir de rédiger à l’instant. En ce cas, le temps de faire enregistrer les pièces, Gwenn pourra entrer légitimement dans ses titres et ses biens. Quant à Hubert et Philippe, ils n’auront qu’à aller au diable !
– Pour cela, vous pouvez me faire confiance, maître. Je connais Hubert depuis bien longtemps. Nous étions amis, jadis. Je me charge de le convaincre de signer ces papiers… Quant à Philippe, eh bien peut-être saura-t-il le persuader d’aller se constituer prisonnier, s’il est coupable, ce qui nous évitera le déshonneur d’une dénonciation.
– Vous avez sans doute raison, conclut le notaire. Un accord entre parties est toujours préférable à une procédure lente et tatillonne. Dites-lui que je l’attends demain matin. Les actes seront prêts.
Les deux hommes se levèrent et se serrèrent la main avec plus de chaleur qu’au début de leur entrevue.
– Je vais appeler ma fille afin qu’elle vous raccompagne, proposa le notaire.
– Ne la dérangez pas pour si peu. Elle a suffisamment souffert elle aussi. Je connais le chemin.
Yann salua une dernière fois maître Le Bihan et se dirigea vers la porte du bureau, sans remarquer que cette dernière était demeurée entrebâillée durant tout le temps de leur entretien.
Lorsqu’il sortit, Rozenn fit un pas en arrière et se dissimula derrière une colonne. Puis elle se glissa comme une ombre à l’étage où se trouvait sa chambre.
45
Mercredi 8 décembre 1943
– Je pensais pas t’revoir… J’croyais qu’on s’était tout dit la fois passée…
Dahud observait le baron d’un air méfiant. Que voulait-il encore ? Il n’avait plus rien à attendre d’elle, ni elle de lui. Les comptes étaient apurés. Ils n’avaient plus aucune raison de se revoir chaque mois en cachette, les nuits de lune noire.
– Je suis venu te dire adieu, Maëlle.
– Àmatin , comme ça ? T’en as de drôles… T’as d’la chance de m’trouver, j’suis rentrée plus tôt de ma buée . Depuis que j’fais plus l’linge de Ker-Gaël, ça m’fait des vacances. J’m’en plains pas, remarque bien. Les chemisettes en dentelles, les cottes et les chausses en lin fin, les collerettes et les guimpes, et tout le falbala qui va avec, j’en ai soupé depuis le temps. J’ai de quoi voir venir, après tout, et j’ai peu de besoins. Alors, la buée , maintenant, c’est la mienne que
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