Les Lavandières de Brocéliande
ne m’attendais pas à ce que…
Maître Le Bihan se pencha par-dessus son bureau pour se rapprocher de Yann.
– J’ai reçu Edern de Montfort dans cette même étude, un certain jour d’avril 1917. J’étais tout jeune à l’époque, mais je m’en souviens comme si c’était hier. Il y a des instants qu’on n’oublie pas…
Yann ne put refréner une bouffée d’émotion.
– Je sais. C’était le lendemain de son mariage clandestin avec Solenn Josselin dont j’étais le témoin. Juste avant qu’il n’aille se faire tuer au Chemin des Dames…
Le notaire prit une mine embarrassée.
– J’étais jeune, comme je vous l’ai dit. Je venais à peine de reprendre à mon compte l’étude de mon père. Et j’étais assez lâche aussi, je dois le reconnaître. La famille Montfort nous a toujours confié la gestion de ses biens. Ses propriétés, ses terres, ses chasses, ses actions mobilières… Elle était notre principal client. Aussi, après la mort tragique d’Edern, lorsque son père m’a demandé de…
– … de classer au fond d’un tiroir le testament d’Edern en faveur de son épouse et de ses éventuels descendants, compléta le garde-chasse.
– Je n’ai pas osé dire non, avoua humblement maître Le Bihan. À titre de dédommagement, le vieil Alphonse a proposé que l’on fasse envoyer la malle contenant les effets personnels de l’adjudant-chef au 35 e régiment d’artillerie Edern Gaël de Montfort Brécilien à sa veuve.
– Je le sais aussi. Cette malle, Solenn me l’a donnée avant sa mort, afin que je la conserve pour sa fille, Gwenn. Elle est l’héritière directe de son père défunt, héros de la Grande Guerre et mort pour la France. C’est elle qui mérite de porter le titre et le nom de baronne, Gwenn Gaël de Montfort Brécilien, et d’entrer en possession de tous les biens qui lui ont été usurpés. Le château de Ker-Gaël, les terres de Brocéliande…
– C’est exact, reconnut le notaire. Ses droits sont intacts. J’ai conservé dans mes dossiers le testament d’Edern et une copie de l’acte de mariage. Même si, par complaisance envers le patriarche Alphonse, puis son fils Hubert, qui par défaut a hérité des biens et du titre, je n’ai jamais rien dit.
– Mais pourquoi, dans ce cas, faire aujourd’hui amende honorable ? s’étonna Yann en se reculant au fond du fauteuil. J’avoue qu’en venant vous trouver, je m’étais préparé à ce que vous contestiez farouchement ce que vous venez spontanément d’avouer.
– C’est que les temps ont changé, admit le notaire. Et que la servilité avec laquelle j’ai servi durant vingt-cinq ans les intérêts de la famille Montfort s’est transformée en un acharnement à la détruire. Le comportement inqualifiable de Philippe… Les actes ignominieux qu’il a commis ou qu’on lui prête…
– C’est justement ces fameux actes qui m’ont décidé à venir vous trouver, maître… Car si vous n’aviez pas été, comme vous semblez l’être, acquis à la cause de Gwenn, je comptais vous faire certaines révélations qui vous auraient contraint à réviser votre jugement. Votre fidélité à cette famille fait de vous le complice de leurs crimes…
Le notaire fronça les sourcils et baissa encore la voix.
– Que voulez-vous dire ? Vous avez des preuves de la culpabilité de Philippe ? C’est bien lui qui a tué cette lavandière dont il était l’amant tout en étant fiancé à ma fille ?
– Tout ce que je peux vous affirmer, c’est que non seulement Philippe était l’amant d’Annaïg Le Borgne, mais qu’il était également le père de son enfant à naître…
– Comment ? s’écria maître Le Bihan en se relevant à demi de son fauteuil. Le coquin aurait…
– Hélas, oui. Je ne sais pas si Philippe a assassiné Annaïg, mais en tout cas il l’a séduite puis abandonnée lorsqu’il a appris qu’elle était enceinte.
– Quelle honte…, reprit le notaire en se rasseyant. Il faut le dénoncer ! Aller voir les gendarmes ! Ce garçon mérite l’échafaud, la guillotine !
Yann Luzel leva les deux paumes de ses mains devant lui en signe d’apaisement.
– Doucement, maître. Ne vous emballez pas. Je comprends votre désir de vengeance et vous félicite pour votre prise de conscience, même tardive, mais un scandale et une enquête policière ne feraient que retarder la conclusion logique de cette ténébreuse affaire.
Le notaire s’épongea
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