Les Lavandières de Brocéliande
d’une maîtresse encombrante.
En la tuant de ses propres mains avant de la plonger dans l’eau noire et glacée du lavoir.
La calèche longea le petit cimetière où reposait Annaïg. Hubert n’eut pas le cœur de s’y arrêter une seconde fois. À quoi bon ? Ses pleurs et ses remords ne lui rendraient pas la vie que lui avait volée son propre fils.
Pour autant, il ne parvenait pas à haïr Philippe. C’était son fils, et il lui ressemblait tellement, au fond. Avecquelques années de moins et un physique plus solide, n’aurait-il pas agi de la même façon que son rejeton ? À tout prendre, cela aurait sans doute été préférable. S’il avait noyé Maëlle dans le Miroir-aux-Fées, lorsqu’elle lui avait annoncé qu’elle était enceinte, tant de malheurs auraient pu être évités. Il n’aurait pas payé durant vingt ans pour acheter le silence de la lavandière, Annaïg ne serait jamais née, Philippe ne l’aurait pas engrossée et il ne l’aurait pas tuée. Ah ! s’il pouvait revenir en arrière… Quel plaisir il prendrait à plonger la noiraude dans l’eau couleur de sang du lac près duquel ils avaient pris leur plaisir !
Mais le vin était tiré, il fallait à présent le boire jusqu’à la lie, même s’il s’agissait de vinaigre. Maëlle avait raison, après tout : la malédiction de la fée de Barenton les poursuivait. Ils périraient tous, les uns après les autres, les enfants aussi bien que leurs parents. Edern, Solenn, Annaïg… Il était le prochain sur la liste.
Parvenu au château de Ker-Gaël, le baron descendit de la calèche en glissant quelques pièces au cocher :
– Merci, Mathurin. Vous m’avez bien servi toutes ces années. Tenez, prenez votre journée et allez boire une bolée de cidre au village, vous l’avez bien mérité…
Le cocher le remercia en ôtant son chapeau, un peu surpris de cet élan d’amabilité, puis se dirigea vers les écuries où Philippe était occupé à brosser son cheval. Hubert et son fils échangèrent un regard froid puis détournèrent la tête.
Le baron pénétra dans le château et s’approcha du petit salon où, comme à l’accoutumée, Françoise était à sa tapisserie. Surprise par la présence inopinée de son époux qui d’ordinaire évitait soigneusement de la croiser, elle leva la tête de son ouvrage et lui sourit.
– Hubert ! Vous m’avez fait peur… Que me vaut l’honneur de votre visite ?
Le baron demeura un instant sur le seuil, appuyé à sa canne, à contempler celle dont il avait partagé si longtemps la vie sans vraiment la connaître, sans réellement l’aimer. Elle lui avait pourtant été toujours fidèle et soumise. Elle avait su tenir son rang, dans la richesse comme dans la pauvreté. Elle était demeurée confiante et discrète en toutes circonstances, et lui avait accordé sa confiance sans partage. Elle lui avait donné un fils, aussi. Un bel héritier dont il aurait eu toutes raisons de se réjouir si les choses n’avaient pas si mal tourné. Oui, Françoise avait été une bonne femme.
– Tu as l’air bien grave, Hubert, reprit Françoise. Et tu es si pâle. Tu n’es pas souffrant, au moins ?
Déjà elle s’alarmait pour sa santé, comme elle l’avait toujours fait. Elle passait toujours après les autres.
Hubert sentit une vague d’émotion et de gratitude monter en lui. Françoise aurait mérité mieux que la vie solitaire qu’il l’avait obligée à mener. Dans un autre milieu, elle aurait pu s’épanouir, obtenir davantage de reconnaissance de ses proches et, pourquoi pas ? être heureuse. Mais il était trop tard pour tout cela. Bien trop tard.
Sans prononcer un mot, le baron s’approcha en boitant de son épouse et déposa un simple baiser sur son front. Puis il fit volte-face, sortit du salon et monta directement dans son bureau, son chien sur ses talons. Il ferma soigneusement la porte, sans pour autant la verrouiller, prit une plume et une feuille de papier et se mit à rédiger un texte d’une écriture fine et pressée.
Après avoir apposé son paraphe, il sécha l’encre avec un tampon buvard, la plia en deux et la glissa dans une large enveloppe sur laquelle il inscrivit simplement :
Pour Philippe
Il disposa l’enveloppe bien en vue sur son bureau et ouvrit un tiroir qui se trouvait sur l’un des côtés du meuble. Il en sortit un Luger qu’il s’était procuré au début de la guerre, le démaillota du linge où il était enveloppé et
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