Les Lavandières de Brocéliande
succédaient. Poissons, rôts, volailles, viandes blanches et rouges, salaisons et vénerie…
Le jeune homme étouffa un éclat de rire.
– Nous n’invitons pas un régiment, mère, uniquement le commandant du camp, le major Alfred Ernst. Un parfait homme du monde, au demeurant.
– Avons-nous encore du vin bouché en cave ? s’affola la baronne. Il ne faudrait pas avoir l’air de manquer…
– Ne vous inquiétez pas, mère. Le major ne sortira de table ni le ventre vide ni le gosier sec ! Et puis, nous sommes en temps de guerre, il comprendra.
– Sais-tu s’il est marié, ce major Ernst ? Viendra-t-il avec son épouse ?
Philippe repartit à rire à gorge déployée.
– Le camp du Point-Clos est une caserne, mère ! Les soldats n’y vivent pas en famille, pas même les officiers ! Pour leurs distractions, ils ont deux cafés et une maison de joie à proximité du camp. Quant au major, il est paraît-il amateur de jolies femmes, mais cela m’étonnerait qu’il vienne accompagné de sa conquête du moment, si tant est qu’il en ait une. Tout au plus une ou deux ordonnances le conduiront-ils jusqu’ici et s’assureront de sa sécurité. Vois-tu, les bois ne sont plus sûrs. On dit que les terroristes y ont trouvé refuge.
– Ces garçons qui refusent la présence des Allemands ?
– Leurs actions sont absurdes ! Les Allemands sont chez nous, et ils y sont pour un bout de temps. Il vaut mieux négocier avec eux plutôt que de s’amuser à faire sauter leurschars. Sur ce plan, je suis d’accord avec le vieux maréchal, même s’il est gâteux.
– Mais pourquoi font-ils cela ?
– La plupart sont des déserteurs qui fuient le S.T.O. 1 ! Ce n’est pas l’occupation allemande, comme ils disent, qui les gênent, mais le travail !
– Tu es dur, Philippe. Ces garçons ont ton âge, et ils risquent leur vie…
– Et celle de leurs familles ! Les Allemands ne plaisantent pas avec les mesures de rétorsion. Ils n’ont pas tort. Le peuple n’obéit qu’à la menace. Tiens, ce matin, j’ai bien failli rosser des villageois qui s’en prenaient à un pauvre hère de charbonnier, bossu de surcroît. Je leur ai montré mon fouet, et ils se sont tout de suite calmés, comme des chevaux rétifs dont on serre le mors. Croyez-vous qu’ils auraient été aussi conciliants si je leur avais servi de beaux discours sur la tolérance et l’amour du prochain ? Des bêtes, voilà ce qu’ils sont. Quand je regarde leurs trognes d’alcooliques et leurs fronts butés de paysans, j’ai tendance à comprendre les théories de M. Hitler sur les races inférieures.
– Tu parles comme ton père… Lui aussi ne jure que par ce petit monsieur parti à la conquête du monde.
Philippe se redressa d’un bond, rouge de colère.
– Je n’ai rien à voir avec le baron, mère ! Je respecte les Allemands, je les admire même, mais je ne me déculotterai jamais devant eux ! Tandis que le baron leur mange dans la main et leur lèche les bottes. Cela me révulse ! Les Bretons de bonne lignée tels que nous n’ont rien à envier à ces cousins d’Outre-Rhin. Et je compte bien le prouver demain soir au major Alfred Ernst !
– Calme-toi, Philippe, supplia sa mère. Je ne voulais pas te contrarier. Ton père a ses bons côtés aussi, quand il le veut. Ne le juge pas trop vite…
Le jeune homme serrait les poings et tremblait de tous ses membres. Il semblait avoir de la peine à trouver son souffle. Son visage était cramoisi. Sa mère se leva et, tirant de sa poche un mouchoir en dentelle, entreprit de lui tapoter son front luisant de sueur. À la commissure de ses lèvres perlait une écume blanchâtre.
– Tu sais bien que tu ne dois pas t’énerver, mon Philippe. Tes crises s’étaient calmées, depuis quelque temps. Qu’est-ce qui t’a pris de te mettre dans des états pareils ?
Philippe suffoquait. Sa respiration était saccadée et sifflante comme une locomotive lancée à plein régime. Il hoquetait, la gorge nouée, et ses yeux révulsés n’avaient plus de pupilles.
La pauvre femme, en désespoir de cause, se rua hors du salon où elle s’était calfeutrée.
– À l’aide ! Monsieur Philippe a un malaise !
1 . Service du travail obligatoire instauré par l’armée allemande d’occupation en France le 16 février 1943.
4
Rozenn, une main sur son ventre, contemplait le lac étendu à ses pieds. Elle en connaissait par cœur les couleurs et les
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