Les Lavandières de Brocéliande
miroitements, selon le temps qu’il faisait ou les moments de la journée. On lui avait déjà raconté, bien sûr, la légende relative au palais submergé de Viviane, et elle s’attendait à tout instant à voir la fée surgir des ondes claires au bras de l’enchanteur Merlin. La Dame du lac et le Magicien des bois. Dans ses rêveries, Rozenn prêtait ses traits à la fée, tandis que Merlin avait l’apparence de Philippe.
Philippe. Il lui avait fait une cour assidue durant de longs mois, lui offrant des bouquets de fleurs coupées, des parures, des bijoux. Lorsqu’il venait la chercher chez son père pour l’emmener en balade, le jeune homme était vêtu de façon impeccable, les bottes rutilantes, les gants blancs, la chemise éclatante de blancheur. Il se tenait très droit, les cheveux blonds tirés en arrière et plaqués avec un soupçon de Gomina, le menton rasé de frais, les yeux fiévreux de passion rentrée.
Maître Le Bihan, le père de Rozenn, était depuis toujours le notaire attitré de la famille de Montfort. Il tenait son étude à Mauron, et gérait leurs biens avec une complaisance presque servile. Le notaire, presque autant que sa fille, avait été séduit par la prestance du jeune noble, son allure racée, ses manières irréprochables. Il était surtout fasciné par lesgrandes espérances qu’il incarnait : l’une des plus anciennes familles de Bretagne, des terres et des biens qui, à la mort des parents, reviendraient en héritage au jeune couple. Ce projet matrimonial comblait tout à la fois l’idéal bourgeois du père et les aspirations romanesques de sa fille qui croyait encore au prince charmant.
Cela, bien sûr, remontait au début de leur relation. Philippe de Montfort et Rozenn Le Bihan semblaient faits l’un pour l’autre. Elle avait dix-huit ans, il en avait six de plus, juste ce qu’il fallait pour assurer son ascendant de mâle sur celle qui serait sa compagne fidèle. On organiserait pour eux un grand mariage comme on n’en célébrait plus depuis longtemps.
Rozenn aimait Philippe, persuadée qu’il l’aimait en retour, et absolument. Elle ne connaissait de l’amour que ce qu’en disaient les recueils de contes merveilleux qu’elle tenait de sa grand-mère, et envisageait son existence à venir comme une belle histoire qui ne finirait jamais, semée de parterres de fleurs, d’oiseaux de paradis et de ribambelle d’enfants. La jeune fille avait le cœur tendre et les bas bleus.
Maître Le Bihan, veuf depuis les jeunes années de Rozenn, n’avait jamais cherché à dessiller les yeux de sa fille qui ne voulait voir la vie qu’en rose. Il avait notamment négligé, par pudeur ou par indifférence, de l’instruire des à-côtés charnels de l’amour. C’était à son futur mari que reviendrait cette tâche. Philippe de Montfort affichant tous les signes du parfait gentleman, le notaire ne doutait pas un instant que cette initiation aux mystères conjugaux s’accomplirait sans heurts, et après le mariage.
Aussi, lorsqu’au cours de leurs longues promenades en forêt, Philippe se fit soudain plus pressant, Rozenn n’y vit qu’une marque supplémentaire de son attachement à son égard. Les frôlements de mains, les caresses à l’orée de lanuque, les lèvres effleurées incarnaient à ses yeux de vierge le comble de la passion. Lorsque le jeune homme voulut aller plus loin dans ses manifestations amoureuses, Rozenn se laissa faire avec toute la confiance de son cœur adolescent. Elle fut déçue, cependant, par la douleur que lui infligea son fiancé en lui ravissant son intimité, ainsi que par les convulsions qui déformèrent son visage lorsqu’il prit son plaisir. Du sang lui avait mouillé les cuisses. Philippe l’avait blessée au lieu de lui procurer de la joie. Elle n’avait jamais envisagé l’amour sous cette forme-là, brutale et, pour ainsi dire, animale, et en ressentit plus de répugnance que de bonheur.
Cette occasion, pourtant, ne se renouvela pas. Philippe, du jour au lendemain, fut moins empressé et ne chercha plus à l’allonger dans les sous-bois. Bien qu’inquiète de cette froideur nouvelle, Rozenn en fut rassurée. Les hommes avaient de drôles de comportements, tout de même.
Ce ne fut qu’après quelques semaines qu’un élément nouveau vint perturber son existence. La source de son sang, qui chaque mois coulait entre ses jambes, brusquement, se tarit. Elle en ressentit tout d’abord du soulagement, car ces
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